Rues et places de Paris
Cette rubrique vous livre les secrets de l'histoire des rues et places de Paris : comment elles ont évolué, comment elles sont devenues le siège d'activités particulières. Pour mieux connaître le passé des rues et places dont un grand nombre existe encore.
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L'ÎLE DE LA CITÉ, ÎLE SAINT LOUIS
(D'après Paris, 450 dessins inédits d'après nature, paru en 1890)

Certes, pour le rêveur, si le ciel est pur, si la lune brille, nulle promenade n'est plus émouvante ni plus féconde en souvenirs. Malheureusement, ces souvenirs sont uniformément tragiques, depuis le massacre du connétable d'Armagnac dans la cour du Palais jusqu'au tribunal révolutionnaire qui envoya tant d'illustres têtes

Square de l'Archevêché et Abside de Notre-Dame

à l'échafaud ; il semble qu'on entende les plaintes de la Esmeralda mise à la torture dans les souterrains du vieux palais de Justice, ou les cris désespérés de Claude Frollo lancé dans l'espace par le sonneur de Notre-Dame, ou la cloche de la tour carrée sonnant le massacre de la Saint-Barthélemy, légendes ou fictions qui font passer un frisson dans les veines et n'encouragent pas à braver la rencontre des noctambules déguenillés qui, malgré la surveillance, changent en dortoirs les bancs des promenades, les trottoirs, les quais et les berges.

Attendez donc plutôt-le lever du soleil, au moment où ses premiers rayons éclairent un des plus admirables panoramas qui se déroulent sur la ville et le fleuve, et que Balzac a buriné dans l'Envers de l'histoire contemporaine avec la vigueur et le clair-obscur d'une eau-forte de Lalanne ou de Méryan. A l'époque où Balzac place son récit (1836), le Terrain était encore jonché des ruines de l'Archevêché, c'est-à-dire du palais archiépiscopal dont le dernier hôte fut M de Quélen.

Ceci est l'un des tristes souvenirs d'une époque troublée. C'était le 14 février 1831. En apprenant que le parti légitimiste faisait célébrer un service funèbre dans l'église Saint-Germain-l'Auxerrois pour l'anniversaire de l'assassinat du duc de Berry, des émeutiers, dont quelques-uns étaient vêtus d'habits de carnaval, pénétrèrent dans l'église, la dévastèrent, et de là se dirigèrent en bandes vers le palais archiépiscopal qui subit le même sort. Tout fut détruit, pillé, incendié ; les meubles précieux et surtout les livres, qui composaient l'une des plus belles bibliothèques de Paris, furent brisés, volés ou jetés à la rivière. Depuis cette époque, l'Archevêché fut transporté dans l'ancien hôtel Pompadour et Rochechouart, rue de Grenelle-Saint-Germain, n° 127.

Six ans après la destruction du palais archiépiscopal, une loi (6 juillet 1837) concéda le Terrain demeuré nu à la ville de Paris, à la condition de l'embellir, condition qui ne fut remplie que beaucoup plus tard. On attendit avec raison l'achèvement des travaux de restauration entrepris à Notre-Dame et la construction d'une sacristie qui ne fut finie qu'en 1850. Le Terrain fut alors converti en une riante promenade, plantée de beaux arbres par les soins de M. Alphand, et dont la superficie, qui atteint presque un demi hectare (4,500 mètres carrés), environnée d'une grille monumentale, offre de frais ombrages aux enfants et à leurs mères. Au centre du jardin s'élève, entre deux bassins, une fontaine de style ogival, décorée d'une statue de la Vierge avec l'enfant Jésus, et de groupes allégoriques. C'est la fontaine de la Vierge ou de Notre-Dame, dessinée par Vigouroux et sculptée par Merlieux.

La physionomie de cette paisible oasis, qu'enlacent doucement les deux bras de la Seine et que domine la masse imposante de la cathédrale, est tristement affligée par la vue d'un bâtiment oblong, sans étage, percé de fenêtres basses, à l'aspect lugubre, adossé contre le parapet du quai de l'Archevêché, aux abords

L'ïle de la Cité : Pont de l'Archevêché et Notre-Dame,
la Morgue, Pont-Saint-Louis et Hôtel-de-Ville
duquel se presse à toute heure du jour une foule inquiète et agitée. C'est la Morgue.

Puisque nous avons fait cette rencontre sinistre, arrêtons-nous-y quelques moments pour n'y plus revenir. Paris n'est pas seulement la ville de toutes les splendeurs et de tous les rayonnements, la ville des arts et de l'industrie, de la science et des plaisirs, la métropole intellectuelle de la civilisation, c'est aussi l'abîme insondable des misères morales et physiques, du désespoir, de la folie et du crime. Aujourd'hui, comme aux sombres époques de la légendaire tour de Nesle, la Seine charrie des cadavres, les rejette sur ses berges ou les accroche aux arches des ponts et aux quilles des navires. Les brusques rencontres, les chocs involontaires de trois millions d'habitants en mouvement dans les rues et les places, sous les roues des voitures et les pieds des chevaux, déterminent des accidents mortels et jettent sanglants sur la voie publique des corps inanimés, comme aussi les rixes soudaines, les vengeances privées, les guets-apens, les attentats nocturnes, que la police, même à la supposer très intelligente et très vigilante, est impuissante à prévenir. La Morgue est le dépôt central où l'on transporte les victimes inconnues.

Autrefois, on les exposait dans la basse geôle qui dépendait de la prison du Grand-Châtelet. Lorsque la démolition du Grand-Châtelet fut résolue, on construisit en 1804, à l'extrémité nord-est du pont Saint-Michel, devant le quai du Marché-Neuf, un bâtiment spécial à usage de Morgue, lequel, à son tour, disparut dans la première année du second Empire, devant les grands travaux de la Cité. Il fut alors remplacé par la Morgue actuelle, qui est condamnée elle-même à disparaître comme trop exiguë.

Le bâtiment du quai de l'Archevêché comporte un corps central et deux ailes d'un seul alignement. Le corps central est occupé par un vitrage parallèle à l'axe horizontal de la construction ; derrière ce vitrage, protégé par une barrière, s'étendent deux rangées de tables en marbre noir. C'est le lit d'exposition des victimes, incliné vers les pieds, et garni chacun à son sommet d'un oreiller en forme de pupitre, qui maintient la tête des cadavres assez relevée pour que les

Ile Saint-Louis

visiteurs, qui se succèdent devant eux sans y stationner, puissent les dévisager d'un, coup d'œil.

Au-dessus de leur tête sont suspendus leurs vêtements, pour aider à la reconnaissance. La seule idée d'un pareil spectacle inspire assez d'horreur pour qu'il soit inutile d'y insister. Une des ailes est affectée au bureau du greffier préposé par la Préfecture de police, qui dirige le Dépôt sous l'inspection d'un médecin. De l'autre côté se trouvent les salles où se fait la toilette préparatoire des corps avant leur exposition, et où se pratiquent les autopsies. C'est là que le cours de médecine légale est professé par le docteur Brouardel une fois par semaine. Une grille à deux portes, l'une au nord et l'autre au midi, dessine, entre la façade postérieure de la Morgue et le parapet du quai de l'Archevêché, une sorte de cour, dans laquelle pénètrent les voitures et les civières, qui peuvent y décharger leurs funèbres colis à l'abri des regards de la foule avide d'émotions écœurantes.


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