Cafes, hotels, restaurants de Paris
Cette rubrique vous livre les secrets de l'histoire des cafés, hôtels et restaurants de Paris : comment ils ont évolué, par qui ils ont été fréquentés. Pour mieux connaître le passé des cafés, hôtels et restaurants dont un grand nombre existe encore.
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LE CAFÉ DU RAT-MORT
(D'après Les cafés artistiques et littéraires de Paris, paru en 1882)

Lorsque Bobino disparut, que le café du théâtre ferma, les habitués de cet établissement, jeunes poètes, auteurs dramatiques en herbe, passèrent l'eau et grimpèrent sur les hauteurs où finit la rue Pigalle. François Coppée, Alphonse Daudet, Paul Arène, Jean du Boys. Charles Bataille, Albert Glatigny, Jean Aycard, Eugène Vermersch, un des coryphées de la Commune, Albert Mérat, Andrieux, comme Vermersch à cette époque, politique exalté, mais qui depuis s'est rangé et est devenu préfet de police.

Comme beaucoup d'autres établissements publics, cafés ou restaurants, le Rat-Mort a dû sa vogue aux écrivains qui l'ont fréquenté. Non pas qu'à eux seuls les écrivains puissent former une clientèle sérieuse, mais ce sont leurs connaissances, dont le nombre est incalculable, et les curieux qui envahissent les tables et forment un public consommant beaucoup et payant en général assez régulièrement.

Autrefois, quand on savait que M. de Villemessant et sa rédaction allaient dans un restaurant quelconque, vite de nombreux consommateurs s'y précipitaient pour voir manger et entendre parler le célèbre directeur du Figaro. Dans cette queue qui suit la gent écrivante, il y a les familiers, les aspirants au titre de familier et les timides. Les premiers font parade des places de théâtre qu'ils obtiennent, des billets qu'on leur donne pour assister aux réunions scientifiques, littéraires ou agricoles. Les seconds recueillent les épaves que veulent leur laisser les plus avancés en faveur ; quant aux troisièmes, ils cherchent une occasion de faire remarquer leur présence en écoutant les conversations politiques, artistiques ; ils suivent les jeux et prononcent de loin en loin quelques paroles.

A l'époque ou l'on s'occupait beaucoup d'art et fort peu de politique, - il faut bien avouer que les affaires n'en allaient pas plus mal, – tout le monde était mêlé, toutes les écoles étaient confondues ; mais lorsque, quittant le journal, la politique s'est introduite dans le roman, dans la sculpture et dans la peinture, les sociétés se sont séparées, formées par groupes. Il fut admis que tel barbouilleur avait énormément de talent pour la reproduction sur la toile d'un cube de pierre de taille ou d'une casquette graisseuse ; que tel romancier possédait un génie hors ligne parce qu'il avait fait une description d'un ouvrier se grisant chez un marchand de vin ; si ce peintre ou cet écrivain avaient des opinions avancées. Le Titien ou Raphaël sont placés, dans cette école, bien au-dessous de MM. Courbet et Manet.

Chaque groupe eut donc son café à lui, et on sut qu'à tel établissement se réunissaient les démocrates réalistes, qu'à tel autre on trouvait les réactionnaires, c'est-à-dire les admirateurs sincères et sans parti pris de tout ce qui est beau. Le café du Rat-Mort, après avoir été un rendez-vous purement littéraire, se changea en un centre politique où l'on s'admirait mutuellement, où chacun riait des idéologues.

Le vrai nom du Rat Mort est café Pigalle, situé en face de la Nouvelle-Athènes, établissement fréquenté par beaucoup d'hommes de lettres. Les débuts du café Pigalle furent des plus modestes ; mais un hasard heureux le fit sortir de l'obscurité, et du jour au lendemain il eut la clientèle de son concurrent.

Alfred Delvau, Castagnary et Alphonse Duchesne furent ses premiers habitués. Ayant eu une dispute avec le patron de la Nouvelle-Athènes, ils traversèrent la rue et allèrent s'attabler au nouveau café. Les peintures étaient encore fraîches, les plâtres encore humides, et l'on respirait dans la salle du premier étage une odeur tellement désagréable qu'un des nouveaux clients dit : « Cela sent le rat mort ici. » Le café était baptisé. Bientôt toute la bande des amis des déserteurs de la Nouvelle-Athènes les suivit.

Henri Mûrger y alla quelquefois. A. Pothey, le graveur à l'eau-forte, devenu rédacteur du Gaulois, y montra sa bonne et franche figure. Les peintres, les sculpteurs, les acteurs, les cabotins y arrivèrent. Des figurantes, des modèles d'atelier jouaient entre elles des consommations que payaient les hommes. Les joueurs de cartes ou de billard causaient art et littérature après une capote ou entre deux carambolages. Le soir se retrouvaient là presque tous les habitués du café de Madrid. La barbe rouge d'Eugène Ceyras brillait sous les reflets du gaz, et le poète Desnoyers, dont nous avons déjà cité le nom, cherchait, comme toujours, un ami résolu qui voulût bien dépenser quelques sous en sa faveur. Il faut dire que ses recherches étaient généralement couronnées de succès. Il ignorait absolument ce que c'était que de payer pour lui, et surtout pour les autres.

Un jour, pourtant, se trouvant avec Monselet, ils burent chacun deux bocks dont Desnoyers solda le montant, soit un franc. Ce fait étrange, inouï, le surprit tellement, que ce jour devint une date dans sa vie. Quand on lui parlait de n'importe quoi, il disait : « C'est huit jours avant la soirée où je payai deux bocks à Monselet. » Ou bien : « C'était six mois ou un an après que j'ai eu payé deux bocks à Monselet. » Ces deux consommations soldées par lui et bues par un autre, Desnoyers n'en perdit jamais le souvenir.

M. Catulle Mendès donnait quelquefois des soirées à ses amis, il faisait prendre les consommations au café Pigalle. Ses invités tous poètes, faisaient assez souvent une station au Rat-Mort. Coppée, Henry Cantel, Albert Mérat, Léon Cladel, se sont assis sur ses banquettes. Aujourd'hui, le rendez-vous des parnassiens est la boutique de l'éditeur Lemerre.

Pendant la Commune, les habits brodés brillaient au Rat-Mort. Bon nombre de ses habitués étaient devenus colonels, intendants, membres du conseil siégeant à l'Hôtelde-Ville. Un des types les plus bizarres de cette époque était Massenet de Marancourt. Fort intelligent, Massenet avait d'abord voulu pénétrer dans le parti catholique, et un livre signé de lui : les Echos du Vatican, le mit en relief. Plus tard il devint révolutionnaire et obtint un grade élevé dans les farceurs de la Commune. Il aimait trop le galon.

Il n'a pas profité de l'amnistie pour rentrer en France et demander un poste lucratif. A la Plata, qu'il habite depuis plusieurs années, il s'occupe de gagner de l'argent en travaillant. Cet exemple n'a pas été suivi par beaucoup de communards. Mais il faut dire que Massenet n'était qu'un amateur.

La chute de la Commune dispersa naturellement une partie de la clientèle du Rat-Mort. Mais peu à peu beaucoup d'habitués reparurent, les discussions de politique et d'art reprirent leur cours.

 


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