
RUE DE BAGNEUX
(D'après Histoire
de Paris rue par rue, maison par maison, paru en 1875)
Notice écrite en 1857.
Mme de Chalot. La Mort de César.
Le Peintre Uzanne. Le Pigeonnier. M. de Mérode. Le Cimetière :
Encore une rue qui était sans lanterne
en 1714, bien qu'on y eût bâti 11 maisons depuis son ouverture,
qui datait du siècle d'avant ! Une barrière était
alors posée au milieu de cette rue, dont la moitié seulement
faisait partie de Paris, et qui devait son nom à une ferme, devenue
un hameau, relevant de Saint-Germain des Prés. Les numéros
3, 5 et 7, qui sont accaparés par une raffinerie de sucre déjà ancienne,
n'étaient cependant pas au nombre des onze maisons dont nous parlons.
Le 11 et le 13, à la bonne heure !
Le dernier de ces numéros va introduire
l'ami lecteur dans un hôtel qui appartient à Mme la comtesse
de Chalot, à laquelle nous demandons mille fois pardon de dire son âge
: 87 ans. On ne s'en douterait guère, en la voyant, soit aux Champs-Élysées
dans sa voiture, soit aux premières représentations que donne
la Comédie Française. M. de Chalot, son second mari, ne l'a
pas été longtemps, mais, en vertu de premières noces,
elle a porté aussi un nom illustre dans les arts, et à côté duquel
l'autre tient de l'incognito. Mlle Charlotte Vanhove, artiste du théâtre
de la République, aujourd'hui comtesse de Chalot, a épousé Talma
le 16 juin de l'année 1802. Napoléon Ier a plusieurs fois,
dit-on, payé les dettes de l'éminent acteurs ; eh ! bien s'il
arrivait que sa veuve pût craindre à cet égard une réclamation,
qui n'aurait pas le sens commun, elle ne se cacherait pas davantage sous
la couronne de comtesse qu'elle porte avec amour depuis près de trente
ans. Talma, pour obtenir la main de la charmante et blonde Charlotte Vanhove,
qui jouait supérieurement le rôle de Cassandre dans l'Agamemnon
de Lemercier, et celui d'Araminte dans les Fausses Confidences, a divorcé lui-même
avec sa première femme. Le voyage de noces des deux époux a été fait
par ordre, et les a conduits à Erfurth, où le futur empereur
avait promis au tragédien, son favori, de le faire jouer devant un
parterre de rois. Quelle fut l'inquiétude de Talma, lorsque Napoléon,
choisissant le spectacle, eut enjoint aux acteurs de donner la Mort de César
! Plus d'un César, parmi les spectateurs, prenait les énergiques
vers de Voltaire pour le compte de Sa Majesté, et Talma, à chaque
hémistiche, cherchait en vain à regarder dans la salle quelqu'un
qui ne pût rien s'appliquer. Jamais l'art dramatique ne fut, comme
ce jour-là, le plus vivant, le plus inspiré et le plus difficile
des arts ! Mme Talma, qui avait pris puce avec le public, sentait si vivement
tout ce qui faisait battre le cœur du tragédien, et tous les
autres cœurs, que, brisée par tant d'émotions, elle se
trouva mal à la fin du spectacle.
le 11 fut l'hôtel d'un prélat,
sous le règne du roi-martyr, puis un refuge pour les repenties sortant
de Saint-Lazare, maison fondée par un abbé sous le patronage
de la fille de ce roi. M. Gobelet de Beaulieu, référendaire à la
cour des comptes, s'en rendit acquéreur avant 1830 ; son gendre, M.
Uzanne, peintre d'histoire, lui a succédé. Dans le jardin un
buste, qu'on voit de la cour, rappelle que Valentin de la Pelouze, fondateur
du Courrier Français, était de la famille de cet artiste recommandable.
La façade du n° 4 sent aussi
son vieux temps ; le bâtiment du fond a pris la place d'un noble
pigeonnier. Si je dis noble, c'est qu'autrefois les roturiers ne pouvaient
pas avoir de construction élevée et ronde pour pigeonnier.
M. Sibuet, ancien président à Corbeil, a possédé,
sous la Restauration, cette maison bâtie on 1743 pour un autre magistrat,
nommé Duplessis de Bioche. Le 6 date tout bonnement de la première
république ; le 9 est son aîné. Trois des immeubles
précités peuvent se disputer l'honneur ou le plaisir d'avoir été la
demeure ou la petite maison du comte de Mérode, au temps où Mme
de Pompadour était ministre sans portefeuille.
Au coin de la rue de Vaugirard s'élève,
entourée d'arbres et de fleurs, une jolie maison neuve, où il
se chante au piano des ballades qui donnent vraiment envie d'y vivre. Mais
elles n'ont pas encore ressuscité les morts qu'on enterrait jadis
dans un mélancolique petit cimetière, enterré lui-même à son
tour sous cette jolie maison qui chante.
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