Rues et places de Paris
Cette rubrique vous livre les secrets de l'histoire des rues et places de Paris : comment elles ont évolué, comment elles sont devenues le siège d'activités particulières. Pour mieux connaître le passé des rues et places dont un grand nombre existe encore.
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RUE D'ANJOU-SAINT-HONORÉ VIIIe arrondissement
(D'après Histoire de Paris rue par rue, maison par maison, paru en 1875)

Notice écrite en 1856.

Les Morfondus :
Cette rue prend sa source en face de l'ancien hôtel Monbazon, rue du Faubourg Saint-Honoré, sème de très beaux hôtels sur ses deux rives et va se jeter rue de la Pépinière, entre une caserne et un chemin de fer. En temps de révolution, si le peuple prend la caserne, les paisibles habitants de la rue d'Anjou, dite autrefois des Morfondus, prennent aussitôt le chemin de fer. Jamais le faubourg Saint-Honoré n'a aimé les insurrections... à faire ; mais, une fois les pavés remis en place, il va porter sa carte chez les séditieux de la veille. Il a une si grande habitude d'approuver et de conserver, quant à lui, tout ce qui existe, malgré ses sympathies particulières pour les gouvernements qui donnent les plus beaux bals de cour, qu'il a failli garder la République. Le président Marrast, que toute la rue d'Anjou croyait d'abord le neveu du Marat de 93, avait si bien fait les honneurs de sa table et de ses .violons, qu'on en était venu à lui passer beaucoup de choses, notamment de s'être fait passer le fauteuil de M. Dupin, qui recevait mal. Le faubourg Saint-Germain, en général, n'est qu'un dépôt de recrutement pour le faubourg Saint-Honoré, quartier qui, à très peu d'exceptions près, n'a jamais eu l'ennui de regretter quoi que ce fût. Le faubourg Saint-Germain passe, aux yeux des Tuileries, pour se regretter lui-même, c'est toujours une différence.

Les hôtels séculaires de la rue d'Anjou, bâtie en 1649, sont encore plus nombreux que ceux dont fit mention le Tableau de Paris de Saint-Victor, au commencement du présent siècle. Ce livre ne parle, en effet, et encore sans aucun détail, que des hôtels Bauffremont, La Belinaye, Créqui, Contades, Nicolaï, La Rivière et Rouault. Or, au lieu de sept, il en est trente debout, sans compter les maisons de construction moderne. Où trouver, dans les grandes maisons qui se suivent de près, rue d'Anjou, un escalier qui ne soit pas de pierre, une rampe dépourvue de ses arabesques de vieux fer, une fenêtre sans ornement dans le goût de la Renaissance ? Les plus minces portiers, les plus chauves se laissent encore appeler suisses, comme sous la Restauration ; ils reçoivent le facteur à travers leur propre œil de bœuf, dont les chroniques au jour le jour ne sont pas plus discrètes que celles de Versailles autrefois. Que dis-je ! un simple vétérinaire saigne ses malades, d'une main sûre, dans un bâtiment armorié.

Mme de Polignac :
N°4 a été l'hôtel Polignac. Armand, frère de Jules de Polignac, le ministre, y a demeuré, aussi bien que la comtesse Diane de Polignac, laquelle avait autant d'esprit que sa belle-sœur était belle. Cette comtesse gouvernait un. peu toute la cour de Louis XVI, excepté M. de Vaudreuil, qu'elle avait toujours sous la main. On disait du prudent et galant personnage, dont l'amour n'était pas aveugle :

Monsieur de Vaudreuil
N'a pas de taie dans l'œil.

Les jaloux ajoutaient à ce refrain sans chanson : – Mais il a de la poussière sur ses lunettes.

Le général Lafayette :
Le général Lafayette a rendu le dernier soupir en 1834, et Magendie le physiologiste éminent, vingt ans après, à l'hôtel d'à côté. Cette ancienne résidence des Lafayette offre, comme celle des Polignac, un aspect fait pour rassurer sur le sort de ceux qui l'habitent, et bien des sculptures estimables.

Le marquis de Louvois :
Domicile actuel de M. le marquis de Louvois, ci-devant comte de Lassalle, n°12. Le nom du grand ministre allait s'éteindre si le dernier marquis de Louvois, qui était l'un des plus fervents habitués du théâtre de l'Opéra-Comique, n'avait pas adopté M. de Lassalle. Au reste, feu M. de Louvois s'était déjà trouvé en famille rue d'Anjou : Mme de Souvré et la marquise de Louvois, sa fille, avaient occupé un autre hôtel dans cette rue, passé celle de la Ville-l'Évêque.

La Connétablie :
En face est la mairie du Ier arrondissement (maintenant du VIIIe.). M. Frottin a doublement le droit d'y apposer toujours sa signature sous la suscription : « Fait en l'hôtel de la Mairie. » C'était hôtel avant de passer mairie. M. Cottenet, prédécesseur de M. Frottin, y a donné un bal au profit des pauvres qui nous parait d'autant plus mémorable que la recette s'en éleva à plus de 50,000 francs et que le maire nous avait investi des fonctions éphémères de premier commissaire. Le marquis de Contades, qui fut le doyen des maréchaux de France, de 1789 à 1793, avait résidé là et il y avait présidé les dernières audiences du tribunal de la connétablie : la juridiction spéciale des maréchaux de France embrassait ce qui regardait la guerre et le point d'honneur. Ce vieux maréchal de Contades, fils d'un lieutenant général, était né en 1704. Ses deux petits-fils ont servi dans l'armée de Condé ; l'un d'eux est mort à Angers, maréchal de camp et pair de France, en 1833.

L'hôtel Contades avait commencé par être dit de Lorraine, comme si Stanislas Leiczinski, ou son ambassadeur y eut résidé ; mais les initiés d'alors savaient bien n'y rendre visite qu'a Mgr François-Armand de Lorraine, évêque de Bayeux, qui rendit l'âme, âgé de 64 ans, le 9 juin 1728.

La duchessse d'Esclignac :
Entre la rue de Suresnes et celle de la Ville-l'Évêque étaient les d'Esclignac, dans un hôtel appartenant aux d'Espagnac, qui s'étaient réservé le petit y attenant, rue de la Ville-l'Évêque. Rien n'est changé à l'extérieur depuis le règne de Louis XVI. Le duc d'Esclignac, dont le père avait épousé une princesse légitime de Saxe, était par cette alliance cousin germain des rois Louis XVI, Louis XVIII et Charles X, tous trois fils d'une dauphine de France, née princesse de Saxe. En 1818, l'avènement du ministère Decazes devait être signalé par la promotion d'une fournée de pairs de France appartenant au parti libéral, et dont faisaient partie MM. Lanjuinais, Boissy dAnglas et Fabre, anciens représentants du peuple. Je signe votre liste, dit Louis XVIII au nouveau gérant responsable du pouvoir aux termes de la Charte ; seulement, j'y mets une condition, c'est que le nom de mon cousin d'Esclignac figurera au-dessus du seing royal.

Tout semblait assurer alors une vie heureuse à la grande dame épouse du nouveau pair : elle avait la beauté, la considération, une bonne santé tout à fait plébéienne, avec des parents rois et princes, et 500,000 livres de rente. Mais voyez quel revers avait cette médaille d'une richesse sans pareille ! La duchesse d'Esclignac, depuis que les journaux avaient un peu agrandi leur format, ne pouvait plus en lire un seul sans y tomber sur le compte-rendu d'accidents devenus si nombreux qu'elle en avait peur pour elle-même. Cela corsait si bien les faits divers qu'on ne se contentait pas toujours d'y tirer le même sinistre à plusieurs exemplaires, sur la foi de correspondants imaginaires. La duchesse, puisqu'il faut tout dire, croyait aux serpents de mer, n'osait plus manger de champignons et rêvait, de chiens enragés. Elle n'avait pas tardé, dans sa frayeur, quotidienne comme les. grands journaux, à se défaire de la meute du duc, réduit à emprunter, les jours de chasse, les chiens de Monsieur, comte d'Artois. Ce fut le tour des chats quand elle apprit que l'espèce féline, également, avait à redouter les atteintes de l'hydrophobie : défense aux femmes de chambre de conserver près d'elles le plus soyeux, le plus petit angora ! Les puces aussi, ajoutèrent des savants, et Mme d'Esclignac eut enfin une raison plausible pour ne plus recevoir dans ses salons un seul député libéral !

Aussi bien l'hôtel d'Esclignac avait et a encore pour vis-à-vis l'hôtel de Rivière ou de la Rivière, qui a perdu son nom, mais dont on vante la distribution nouvelle, comportant une salle à manger en stuc blanc, qu'on dit un chef-d'œuvre. Il y a encore plusieurs membres de la famille Rivière, mais plus haut, dans cette rue d'Anjou, qu'a lui-même habitée I'économiste Mercier de la Rivière. Ce conseiller au parlement, échappé par bonheur aux proscriptions, mourut en 94, dans un âge avancé. Comme il avait dû faire un code pour les Russes, Grimm et l'abbé Galiani, dans son intimité, l'appelaient Solon.

Passez la rue de la Ville-l'Évêque, vous trouvez, n° 33, une maison de qualité, s'il m'est permis d'emprunter son langage au siècle qui l'a vu bâtir. La maréchale Maison, née Allemande, et dont la villa pour l'été se trouvait à Aix-la-Chapelle, a occupé ledit hôtel, ainsi que la duchesse de Rozan et en dernier lieu le général Ventura. Le 35 a été construit pour Mme de Malesherbes et habité plus tard par la comtesse de Straffort. Si vous laissiez une carte de visite à la porte d'après, elle serait à l'adresse de Mme de Kisséleff, baronne, si ce n'est princesse, qui rend diplomatiques les salons qu'elle fréquente. Mme la princesse de Belgioioso, contrefaçon de Mme de Staël, y .demeurait auparavant. Le 36, le 38 sont également du siècle précédent ; ils appartiennent à la reine douairière de Suède, pour la réception de laquelle tout est prêt constamment, mais qui, depuis trente ans, remet toujours son voyage à l'année prochaine. M. le comte de Clary, sénateur et cousin de l'empereur, est mort dernièrement dans cette ancienne demeure de Bernadotte.

La doyenne des femmes de qualité :
Les titres de propriété de toutes ces maisons, si l'expropriation révolutionnaire n'en avait jamais arrêté la transmission, seraient des dossiers pour l'histoire, comme les mémoires que divers personnages y ont déjà écrits ou passé pour écrire. La veuve du lieutenant général marquis de Créqui avait rue d'Anjou cet hôtel que le prince de Talleyrand acquit ensuite, et qu'habite actuellement encore un Talleyrand. Le duc d'Alberg, prince allemand, sénateur français, membre du gouvernement provisoire en 1814, y a également demeuré après Mme de Créqui. Comme la marquise a vécu plus de cent ans, qu'elle a aimé les lettres et légué en mourant une bibliothèque considérable à MM. l'abbé Ricard et Pougens, on n'a pas manqué de publier ses prétendus mémoires après sa mort. Le fait est que Louis XIV et Mme de Maintenon avaient aimé le maréchal de Tessé, père de la marquise, au contrat de mariage de laquelle ils avaient signé.

On n'en vendit que mieux, pendant l'émigration, l'hôtel et tous les biens de la vieille marquise de Créqui, excepté cependant des bois, rapportant 25,000 livres, que l'État conserva. Joséphine parla un jour de ces bois au premier consul, en lui apprenant que la noble centenaire venait de rentrer à Paris avec 1 200 pauvres livres de rente. Napoléon autorisa alors Joséphine à lui présenter Mme de Créqui. Celle-ci ne craignit pas de leur dire tout net, aux Tuileries : – J'ai été présentée céans à plusieurs reines, avant de l'être à Marie-Antoinette, mais je ne me doutais pas que sa cour dut être la dernière cour. – Madame, répondit le premier consul, naturellement piqué de cet excès de franchise, si vous avez connu Louis XIV, le régent, Louis XV et Louis XVI, c'est flatteur, c'est fort honorable. Et Cartouche ? il est impossible que vous ne l'ayez pas connu... Le rouge monta alors et de lui-même, par extraordinaire, au visage de la centenaire, qui à son tour était piquée au vif. Après cette escarmouche, qui les laissait quittes l'un envers l'autre, Napoléon fit rendre à la marquise ses forêts.

Dans une autre circonstance, avant de passer à l'étranger, Mme de Créqui avait montré une superbe, qui eût pu lui coûter la vie. Ses cuisines avaient eu pour chef le frère de sa femme de chambre, laquelle avait eu une fille. Cette fille, qui, dès l'enfance, promettait d'avoir de l'esprit, et tint parole, plut à Roland, jeune avocat, qui l'épousa. Mme de Créqui de s'écrier aussitôt : Voilà un avocat qui laisse tomber son bonnet dans la lèchefrite ! A la Révolution, l'avocat se fit journaliste libéral, sans attaquer le roi, qui le nomma garde des sceaux. C'est ainsi qu'une femme de mérite, fille d'une camériste, alla demeurer place Vendôme, en ajoutant au nom de son mari celui de la Platière. Une fois chancelière de France, Pauline imagina de rendre visite à la marquise, qui avait l'habitude de recevoir son monde étendue sur un canapé. Mme Roland s'assit au pied de la dormeuse de l'enragée femme de qualité, qui lui dit tout à-coup : Pauline, sonnez votre mère, j'ai besoin d'elle... Mme de Créqui donna ainsi à la noblesse française une ennemie, qui pourtant hésita à se déclarer, et qui plus tard mourut, en hostie expiatoire, pour un parti déchu, qui la regardait presque comme une servante infidèle.

Monville et Philippe-Egalité :
Ensuite vient l'hôtel de Monville, élevé sur le dessin de Boullé, architecte du roi, avec une colonnade sur la cour et une autre sur le jardin. Le baron Boissel de Monville, né à Paris en 1763, mais d'origine normande, fut conseiller au parlement à vingt-deux ans, et ce jeune magistrat, ami du duc d'Orléans, ne tarda pas à résister à l'autorité royale. Philippe-Égalité, un jour du mois de mars 1793, vint prendre le ci-devant baron dans un cabriolet, et ils s'en furent dîner aux Folies-de-Chartres. Il y avait sur la table une sole frite, que le prince arrosait de citron avec lenteur et distraction, car il était préoccupé de l'ingratitude populaire, épée suspendue sur sa tête. Laissons ce poisson, mon cher prince, dit Monville ; ce n'est bon que chaud, levons-nous de table... Mais le conventionnel, ci-devant duc d'Orléans, persista à goûter la sole, ce qui laissa le temps à ses ennemis de le faire arrêter au dessert. Le baron seul parvint à prendre la fuite ; il se réfugia à Fontenay, où sous la Terreur, il vécut de l'état d'ingénieur mécanicien. Décoré en 1810, comme officier de la garde nationale, il finit par être pair de France, sans trop sortir, comme homme politique, du camp de l'indécision. Son nom se rattache aussi à la Société des prisons, qu'il a eu l'honneur de fonder.

Benjamin Constant :
N° 43, domicile mortuaire de Benjamin Constant. L'abbé Morellet, ce littérateur distingué qui était devenu philosophe en Sorbonne et prédicateur chez le baron d'Holbach, passa là quelques-unes de ses nombreuses années, ainsi que le marquis de Bouillé, général dont l'impéritie seconda mal le départ secret de Louis XVI, et qui publia, lui aussi, des mémoires qu'on lut avidement. L'hôtel où l'auteur d'Adolphe n'eut qu'un appartement avait appartenu à Mme des Bourdons, mère de Mme Bourzac, femme d'un émigré fanatique dont l'opinion se résumait ainsi : Le peuple a tué le roi, tuons le peuple. Le marquis d'Aligre s'en rendit acquéreur vers 1810 et en refit un palais.

On n'ignore pas que ce riche particulier ne dépensait que le revenu de son revenu et capitalisait tout le reste : il avait bien des terres, en sus de ses hôtels, notamment la moitié de la Beauce. Quelle désolation pour lui que sa fortune considérable dût un jour être divisée ! Sa fille était déjà pourvue elle-même de quatre filles alors que s'annonça pour elle, et de seconde main pour son père, une héritière ou un héritier de plus. Dans l'espoir que ce serait un garçon, d'Aligre alla tout de suite implorer de Louis XVIII l'autorisation de fonder en sa faveur un majorat, à la charge pour le titulaire de s'appeler d'Aligre-Pommereux, au lieu de Pommmereux.

Le roi, qui comprenait fort bien qu'il y allait pour le marquis de perpétuer le nom que ses ancêtres avaient illustré dans la robe, essaya toutefois d'échapper à une réponse catégorique, en changeant de conversation : N'êtes-vous pas grand propriétaire dans le pays chartrain, demanda-t-il ? – J'ai par-là, répondit le marquis, beaucoup de bien qui ne doit rien à personne. Plaît-il à Votre Majesté : de le rendre inaliénable et transmissible par droit de primogéniture mâle – Mais alors, reprit Louis XVIII, vous ne devez pas ignorer que Chartres aurait besoin d'un hôpital ?... Le marquis, faisant à son tour la sourde, oreille, n'osa plus remettre ce jour-là son affaire sur le tapis. Force lui fut, pour revenir à la charge, de demander une autre audience. Mais il eut à peine dit : – Et mon majorat, sire ? que le roi répliqua : – Et l'hôpital de Chartres ?... M. d'Aligre, de guerre lasse, transigea : il n'obtint pas tout ce qu'il avait demandé, mais il en fut quitte à l'hospice pour la fondation de douze lits. Dieu lui avait donné par-dessus le marché le sexe qu'il voulait à l'enfant.

Le marquis se montra, du reste, si souvent ladre que nous ne suffirions pas à raconter ses petites daligreries. Il songeait toujours à la mort, car il modifia quatre-vingts fois ses volontés testamentaires, et il ne quittait pas les médecins, ces avant-coureurs de l'ouverture des testaments. Il n'allait au spectacle qu'accompagné de deux jeunes disciples d'Esculape, l'un tenant pour Galien et l'autre pour Hippocrate, ce qui faisait du dernier d'Aligre deux personnages de Molière en un seul : le malade imaginaire et Harpagon. Il mourut enfin rue d'Anjou, et le testament ouvert par M. Debelleyme, renvoyé chez Me Delaloge. commençait par ces mots, singuliers types de tendresse paternelle : Je retire, à mes héritiers naturels tout ce que la loi me permet de leur ôter, et je lègue... Il léguait trois millions à des hôpitaux, à des pauvres et à ses maîtresses, et bien des procès aux avoués. Sa vie n'avait été qu'un testament, divisé en quinze lustres. On a vendu une partie de ses biens, mais, la liquidation de sa succession ayant toute l'importance d'une liste civile, il y a il y a encore un homme d'affaires pour représenter le défunt dans le bel hôtel qui, ne lui servit de rien.

La marquise de Nicolaï, femme elle-même de beaucoup. d'esprit, pouvait voir de ses fenêtres Mme de Créqui. Bien avant la révolution littéraire de 1830, elle aimait la vieille poésie de Ronsard et de Dubartas, autant que celle de Malherbe. L'ambassade de Hollande succéda à Mme de Nicolaï dans sa maison et y ouvrit une chapelle protestante. Le fameux général Moreau acheta la propriété, un peu avant d'être exilé. Mme de Staël, dit-on, donna le conseil à l'empereur Alexandre de consulter Moreau, qui déclara la France vulnérable seulement par la, Suisse, et le général mourut en 1813, après avoir ainsi facilité la rentrée des Bourbons à la suite des armées alliées. La veuve de Moreau fut en effet traitée comme une maréchale par Louis XVIII.

La fille de Mme Pater :
Voici ensuite l'ancienne habitation de Mme de Peyre. Sa mère, Mme Pater, avait fait sensation à Paris en y débarquant, avant la fin de la guerre de Sept ans. Cette jolie Hollandaise était alors la femme d'un riche négociant, et ce quatrain de ruelle lui avait souhaité la bienvenue :

Pater est dans notre cité.
Spiritus je voudrais bien être,
Et, pour former la Trinité,
Filius on en verrait naître.

Mme Pater, du reste, eut trois maris, et, cette trinité ne lui suffisant pas, elle eut un nombre égal de filles. Toutes les trois étaient charmantes ; mais s'il avait fallu donner la pomme, on eût dit Mme de Peyre qu'elle ressemblait le plus à sa mère.

Le dernier d'Aligre. Le général Moreau :
Le 42 fut le séjour des Bauffremont, mais la propriété du père de M. d'Aligre, un président, époux d'une descendante d'Omer Talon. Ce magistrat avait cédé pour 100 000 livres une fois payées, la jouissance viagère de l'hôtel à la princesse de Bauffremont. Mme de Boissy, femme de l'ancien pair et sœur du dernier des d'Aligre, hérita de l'immeuble. Les chiffres de la princesse T. B. étaient encore sur la porte il y a peu d'années. Après cet hôtel. principal, il y avait son annexe, achetée plus tard par M. de Boissy, qui en fit supprimer la porte. Sous ce toit est né le comte de Saint Geniès, qui a fait jouer des pièces sous la Restauration, publié divers livres et écrit clans le Figaro. Mme de Saint-Geniès, sa mère, recevait la bonne compagnie et était liée avec Mde Nicolaï. C'était d'ailleurs une maison d'artistes, avant la première république : Dufrénoy et sa femme, musiciens attachés à la maison d'Orléans ; d'Hancarville, graveur ; Schmesca, basse ; Eckard, dessinateur et musicien, en faisaient une académie au petit pied.

Helvétius :
Il y aurait assurément lacune si nous passions l'hôtel de M. de la Belinaye, qui émigra en laissant dans ses caves une quantité d'argenterie. Sur la dénonciation du suisse, tout le trésor fut confisqué par le comité révolutionnaire. Le député Quinette et, M. Wesweler, consul de Portugal, ont habité cette maison, habilement restaurée par MM. Brouty et Duvert, architectes. M. de Tracy, ancien ministre, est chez soi une porte plus loin ; les Bouville, émigrés, y avaient précédé. son père, le savant Destutt de Tracy.

Et à présent c'est le tour de l'hôtel de Meun, qui va nous parler d'Helvétius. Fils du médecin de la cour et fermier général à vingt-trois ans, il se démit de sa place, qui rapportait 100 000 écus, pour épouser la nièce de Mme de Graffigny et puis pour faire de l'esprit sur l'Esprit. Helvétius ne demeura pas toujours rue Sainte-Anne, et il lui eût été bien difficile de passer inaperçu dans la rue d'Anjou, enfilade aristocratique où l'on se mettait souvent à la fenêtre pour rire du carrosse et de la livrée d'un financier. Sa terre de Voré, dans le Perche, permettait mieux de jouer au grand seigneur. Il était pourvu à la cour de la charge de maître d'hôtel lorsqu'il écrivit l'Esprit, et ce livre méritait bien que la Révolution décernât des apothéoses à son auteur ; on y lisait mille choses comme celle-ci : « Tout devient légitime et même vertueux philosophe opulent était mort d'une goutte rentrée en 1771, laissant dans la douleur sa veuve, qui se retira à Auteuil, où Turgot et Franklin voulurent l'épouser, mais où le général Bonaparte se contenta près d'elle d'une victoire sans conquête.

Mlle Laguerre. Groupe de Marquis :
Que si nous voulons faire de cette monographie un tableau plus complet, il faut rappeler que. Mlle Laguerre, de l'Opéra, eut une propriété qui n'était séparée de l'hôtel Monville que par deux maisons, l'une à M. de Soisy, l'autre à M. Roussel. Mlle Laguerre chantait encore quand la marquise de Créqui tenait d'une part à M. de Monville d'autre à M. de la Rivière, et le comte d'Espagnac au maréchal de Contades. N'ayant pas qu'un hôtel, elle ressemblait en cela aux Richelieu et aux d'Aligre, bien que sa mère eût vendu des plaisirs, qui n'avaient de commun que le nom avec les siens. On remarquait alors dans les grands hôtels de l'autre côté de la rue quatre marquis, MM. de Collande, de Louvois, de Tilly et de Bourgade, puis M. Oursin d'Ygoville, mitoyen avec ce dernier.

Falconet :
Un peu plus tard M. Millet disposait d'une propriété contiguë à celle du marquis de Bourgade et de la même importance, donnant en aile sur la rue de la Ville-l'Evêque, comme l'hôtel d'Espagnac d'en face. La quatrième maison au-dessus de celle de Millet appartenait au fameux statuaire Falconet, fraîchement revenu de St-Pétersbourg et nommé recteur de l'Académie royale de peinture et de sculpture.

Mme de Lavoisier :
Mme de Lavoisier, née de Chazelles, résidait, avant de convoler en secondes noces avec M. de Rumford, à la hauteur des rues Lavoisier et Rumford de notre époque, prises sur son jardin. L'illustre savant, son premier mari, avait fait partie pour son malheur du corps de nos fermiers généraux ; le second avait exercé ailleurs divers commandements dans les armés, il avait été ministre, il avait été ambassadeur, tout en demeurant, lui aussi, physicien et philanthrope, et il n'était venu se fixer en France que sous le Consulat.

M. de Loewenhielm :
Au n°74 est maintenant la légation de Suède et de Norvège. L'ambassadeur de ce royaume en France a été pendant près de quarante ans M. de Loewenhielm, que nous avons connu, et il était devenu si parisien qu'en prenant sa retraite il avait dit : – Je ne mourrai qu'à Paris ! ... M. de Loewenhielm s'est tenu parole.


 

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