Personnages pittoresques Paris
Une rubrique qui vous invite à découvrir la vie de personnages célèbres ou méconnus ayant marqué l'Histoire de Paris : notes biographiques pour se plonger dans la vie et l'oeuvre de personnalités marquantes de la capitale.
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CARNEVALE
(D'après Les célébrités de la rue, paru en 1868)

CARNEVALE n'est pas, à proprement parler, un homme de la rue ; il est né, c'est une physionomie particulière et connue dans les rues de Paris, et c'est à ce titre qu'il figure dans cette galerie. Mais afin de ne pas offenser son ombre, qui pourrait s'irriter de se trouver confondue dans la foule des bateleurs, des marchands d'orviétan et des musiciens ambulants, j'adopte en sa faveur une classification, et je le range parmi les originaux célèbres.

Il se trouvera, du reste, en noble compagnie : je puis vous présenter un prince, le Persan, un savant orientaliste, Kasangian, l'Arménien de la Bibliothèque, un philosophe apôtre de l'humanité, ce pauvre jean Journet, une des plus grandes convictions de ce temps-ci.

On verra que je respecte la mémoire de mes héros ; je les aime tels qu'ils sont, leur excentricité m'est chère.

Les Parisiens appelaient Carnevale Carnaval, supprimant la désinence italienne et altérant le vrai nom, qui est celui d'une bonne famille napolitaine.

Le père de Carnevale vivait encore en 1835, et habitait Castellamare avec son autre fils, devenu un abbé distingué et dont l'éloquence était célèbre à Naples. Carnevale a fait son apparition à Paris vers 1832 ; il venait faire partie de cette colonie d'épicuriens qui abandonnent volontiers Rome, Naples, Florence et Parme pour le boulevard des Italiens, et parmi lesquels on compte aujourd'hui quelques illustrations : Palizzi, Fiorentino, Pasini, le comte Gabrielli, le marquis Raymondi, le capitaine Bonfanti, le prince Poniatowski, M. de San Severo, les Tamburini, etc., etc. ; beaucoup d'autres désoeuvrés, riches, aimables, amis du plaisir, dont le quartier général se tient au Café Napolitain.

Carnevale est une vraie célébrité. Deveria a laissé de lui un portrait monumental, une grande lithographie qui est une œuvre d'art d'un haut mérite. Champfleury a écrit son histoire, Fiorentino lui a consacré un feuilleton au Moniteur, et il a largement défrayé le petit journalisme de son époque.

Je suis fâché d'ôter une illusion à mes contemporains, mais j'affirme que c'est à tort qu'on a voulu faire de Carnevale un élégiaque ; on a cherché à expliquer sa monomanie en lui donnant une cause sentimentale ; mais il résulte de tous les documents que j'ai recueillis que le maître d'italien (comme on l'a appelé plus tard) s'était imposé un rôle qu'il a joué jusqu'au bout.

Je ne vais pas jusqu'à nier que Carnevale ait joui de tout son bon sens et qu'il n'ait pas été possédé d'une innocente manie ; on ne porte pas impunément des habits rouges ou verts, bleus ou roses ; on ne varie pas les couleurs de ses costumes suivant les caprices du ciel ; on ne décore pas sa poitrine d'ordres apocryphes et de cordons multicolores ; on ne se coiffe pas enfin, de chapeaux étranges couronnés de fleurs sans que les facultés mentales soient un peu affaiblies, et ce parti pris d'étrangeté a évidemment sa source dans un désordre profond des idées ; mais Carnevale, après avoir vécu à Paris d'une vie de privations et de luttes, avait senti le besoin de se singulariser et d'afficher une complète inoffensivité.

Il donnait des leçons d'italien, et ses élèves étaient rares ; il comprit qu'il fallait à toute force être connu de tous, et pour cela frapper les yeux de la foule par des excentricités qui, n'entachant en rien sa probité et son caractère, pouvaient lui donner accès partout. Il se fit l'inoffensif Triboulet du boulevard des Italiens ; sa douceur, la culture de son esprit, un certain mystère qui planait sur toute sa personne, lui attachèrent ses compatriotes d'abord, et bientôt tous les Parisiens.

Un jour donc, on le vit paraître sur les boulevards coiffé d'un chapeau à côtes de melon et à larges bords, couronné de fleurs artificielles ; des rubans bleus et jaunes, larges de trois doigts, flottaient autour de son cou, retenant quelques médailles qui simulaient des ordres ; sa veste était écarlate, son pantalon de même couleur ; les pieds, qu'il avait énormes malgré sa petite taille, étaient chaussés de souliers blancs. On s'ameuta, on le suivit ; il entra à la Bibliothèque royale, où il était connu depuis longtemps. Les conservateurs, qui le voyaient venir de longue date et lui passaient mille fantaisies singulières, le laissèrent entrer d'un commun accord ; on continua, comme par le passé, à lui donner les livres qu'il demandait. Le lendemain, il revint, la foule était encore considérable ; le surlendemain, le ciel était couvert, le temps était gris, Carnevale parut complètement habillé d'un vêtement couleur café au lait. Petit à petit, les passants s'habituèrent à la vue de l'excentrique, et, plus tard, il était de mauvais goût de s'étonner de l'apparition, au milieu d'un groupe, de cet étranger vêtu d'une façon singulière.

Carnevale avait de nombreuses relations dans la colonie italienne de Paris ; il obtint, par quelques amis, de donner des leçons dans des familles ; une fois acceptée sa manière d'être, il était sensé et causait agréablement ; c'était un esprit sérieux, très au courant de la littérature de son pays, il connaissait même assez bien les auteurs français, anciens et modernes, et tenait tête à tous les artistes, qui l'accueillaient volontiers et se faisaient une gloire de le connaître et même de paraître en public avec lui.

Madame Rossi, la chanteuse, le chargea d'enseigner l'italien à sa famille, et son couvert était mis chez elle tous les samedis. Il avait, dans presque tous les centres italiens de Paris, un point de repère et un dîner pour sa semaine, aussi vivait-il presque constamment hors de chez lui. Il avait même de temps à autre son couvert à la légation de Toscane ; et comme il était fin gourmet et très expert en l'art de choisir le poisson, on ne donnait jamais un dîner chez Lablache, ou chez Tamburini, sans qu'il se chargeât d'aller lui-même à la halle choisir une pièce présentable.

Les dames de la halle le connaissaient et le choyaient ; aussi jamais ne fut-il trompé sur l'excellence d'un turbot, d'une truite ou d'une barbue.

Je ne sais qui le présenta chez le duc de Montmorency, toujours est-il qu'il enseignait l'italien à la fille de M. le comte de Sainte-Aldegonde, parent de ce dernier, et qui habitait avec lui. Ce fut encore pour Carnevale un foyer ouvert où il fut reçu sans façon, comme l'ami de la maison.

Ce qui donna cours à cette opinion que le maître d'italien était fou, ou tout au moins monomane, c'est qu'il parlait souvent seul, faisant les demandes et les réponses, et se donnant pour interlocuteurs les personnages célèbres qui avaient vécu à la fin du dix-huitième siècle ou au commencement du dix-neuvième. Il est remarquable que jamais Carnevale n'eut la prétention de connaître une illustration qui eût vécu avant la seconde moitié du dix-huitième siècle.

Je me demande encore aujourd'hui, après avoir vécu dans l'intimité de mon héros par des relations et des conversations suivies avec les diverses personnes qui l'ont connu, si le spiritisme de Carnevale n'était pas une mystification bien organisée, ou si réellement, dans le désordre de ses idées, il s'imaginait s'entretenir avec les morts illustres.

« Je viens de rencontrer madame Malibran, disait-il au premier ami qui venait à lui sur les boulevards (et cela quand la mort de madame Malibran avait produit une grande sensation) ; elle m'a chargé de dire à Bellini de se soigner ». Et il racontait longuement sa conversation. Un autre jour, c'était Napoléon, Marie-Louise, M. de Tayllerand, etc.

M. Champfleury avait publié un article sur Carnevale dans la Revue de Paris, et il y avait cité les morts les plus célèbres avec lesquels Carnevale était en relation ; reconnaissant de cette réclame, qui flattait son amour-propre et attirait encore l'attention sur lui, celui-ci vint rendre une visite à l'écrivain et lui fit observer qu'il avait oublié M. de Voltaire, qui était un de ses meilleurs amis, et qui ne passait jamais devant lui sans l'honorer d'une entretien familier.

Quand Donizetti venait à Paris, il y passait une saison, et, pendant tout le temps que ses répétitions le retenaient, il vivait installé chez une charmante femme, madame de C..., sa maîtresse ; il y recevait ses amis, et Carnevale était encore du nombre. Il fut aussi l'ami de Bellini, et l'auteur de la Norma, attaqué déjà de cette affection pulmonaire qui devait l'emporter à trente-trois ans, avait quelque plaisir à converser avec Carnevale, qui, je le répète, jouissait de tout son bon sens, et, dans l'intimité, était un homme de bon conseil, dont la société était recherchée pour les qualités réelles de son cœur et l'ornement de son esprit.

Je me suis souvent demandé qu'elle était la nature des travaux auxquels se livrait Carnevale, lorsqu'il passait régulièrement, chaque jour, de longues heures à la Bibliothèque, et j'ai acquis la certitude que ce qu'il appelait ses études historiques se résumait à des copies consciencieuses des érotiques. Par une condescendance ultra réglementaire, on lui communiquait l'Arétin, qu'il demandait, et il colportait même ces copies, les montrant à ceux avec lesquels il n'avait que des relations peu suivies ; il eût craint que, chargé d'instruire la jeunesse, cette fréquentation habituelle d'auteurs peu propres à la former, connue de ses clients, nuisît à ses intérêts.

Carnevale développait, à qui voulait l'entendre, sa théorie des couleurs ; il engageait doucement ses amis à se vêtir de rouge, protestant avec énergie contre ces vilains habits noirs qui ont la plus funeste influence sur le caractère.

« Rien de plus simple, disait-il : vous vous levez radieux, le soleil entre à pleins rayons dans votre chambre à coucher et joue sur votre tapis, - vous mettez votre habit rouge. - Le temps est gris, et vous vous levez soucieux et chagrin, vous revêtez l'habit jaune. - Il pleut, vous êtes triste, noir, insupportable à vous-même et aux autres, - prenez votre habit café au lait. - Et croyez qu'il y aurait à cela un énorme avantage ; du plus loin que vos amis vous apercevraient, ils sauraient le vent qui souffle et de quelle humeur vous êtes ; aussi vous aborderaient-ils en conséquence. - C'est le véritable moyen d'éviter les fâcheux. »

Il mettait à profit cette théorie, et voici comment il l'appliquait à l'éducation : Une de ses élèves avait-elle récité sa leçon sans faute, il la récompensait à la leçon suivante en mettant son bel habit rouge ; un mauvais devoir était puni par l'exhibition de l'habit café au lait.

Carnevale habitait rue Royale ; il occupait deux chambres sur la cour, et le concierge qui trônait autrefois dans la loge du n° Io, aujourd'hui rentier aux environs de Paris, assure que la seconde de ces chambres, meublée seulement de portemanteaux, contenait plus de soixante vêtements complets, dont quelques-uns très élégants et soignés ; cette salle renfermait aussi ses chapeaux et les mille parures de strass, de perles fausses, de fleurs artificielles et autres menus bijoux que les femmes lui donnaient volontiers. Du reste, il ne permettait à personne de pénétrer dans son magasin de costumes.

Carnevale était venu à Paris en 1826. je me souviens de l'avoir vu souvent sur les boulevards, alors que j'étais enfant, depuis 1840 jusqu'à 1848. Il était vêtu d'une veste bleue, il portait autour du cou un large ruban de même couleur ; son chapeau, décoré de fleurs, affectait la forme d'un demi melon auquel un rapin malicieux aurait ajouté des bords surnaturels : il portait toujours sous le bras une liasse de livres.

Les Parisiens étaient si habitués à Carnevale, qu'il allait et venait, se mêlait aux groupes sans qu'on fit attention à lui. Dilettante, comme tous les Italiens, il entrait volontiers chez les éditeurs de musique et causait longuement des choses et des hommes du monde lyrique ; il était très au courant ; et, bien souvent, revêtu de son plus bel habit et caché dans le fond d'une loge des Italiens, il applaudissait ses amis Lablache, Ronconi, Tamburini et autres.

Carnevale, le plus excentrique de cette galerie par son costume, est un véritable épicurien qui a descendu paisiblement le fleuve de la vie, sans orages ni secousses. Son portrait, qui accompagne cette notice, est l'exacte reproduction de la belle lithographie de Deveria qui existe au cabinet des estampes. Cette œuvre, exécutée d'après nature, n'a pas toute la fidélité qu'on est en droit d'attendre d'un portrait fait dans de pareilles conditions par un artiste comme Deveria. J'imagine que Carnevale, touché de l'honneur que lui faisait le peintre, aura voulu déployé un luxe insolite ; de là cette robe ornée de fourrures, qui fait ressembler le maître d'italien à un magnat ou à un doge ; nous sommes tout dérouté et nous ne retrouvons pas notre Carnevale sous ce costume. Pourtant, comme c'est un document sérieux et incontestable, nous le publions et le préférons au portrait populaire, qui n'a ni l'ampleur ni la majesté de l'autre, mais qui eût rappelé du moins le type que tous les Parisiens qui ont aujourd'hui quarante ans et moins ont coudoyé dans les rues.


 

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