Personnages pittoresques Paris
Une rubrique qui vous invite à découvrir la vie de personnages célèbres ou méconnus ayant marqué l'Histoire de Paris : notes biographiques pour se plonger dans la vie et l'oeuvre de personnalités marquantes de la capitale.
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L'HOMME À LA VIELLE
(D'après Les célébrités de la rue, paru en 1868)

Le roi de la vielle hante depuis vingt ans au moins nos places et nos promenades ; on le voit à Lyon, à Marseille, à Bordeaux, à Toulouse ou dans le Nord, et c'est ainsi que s'expliquent ces longs intervalles pendant lesquels les Champs-Élysées sont veufs de ses concerts. Nous avons tous vu grandir et s'accroître la tribu qui l'accompagne. C'étaient d'abord deux enfants maigres, à face ravagée, qui jouaient, le premier du violon, le second de la harpe ; puis ce fut une jeune fille qui pinçait de la guitare. Plus tard, on vit un quatrième enfant, une petite fille malingre et souffreteuse, vêtue d'une pauvre robe d'indienne et d'un mince tartan ; elle faisait peine à voir, tourmentant une grande harpe à laquelle elle semblait attachée.

Le chef de la famille est vraiment digne d'une étude. Chez lui, la forme n'est devenue commune qu'à force de laisser-aller ; il est très grand, très brun, porte la tête rasée et toute la barbe ; il est habillé comme le premier bourgeois venu, mais son chapeau, incliné à quarante-cinq degrés, lui donne un cachet trop pittoresque.

L'Homme à la vielle porte son instrument suspendu à l'épaule par une large courroie, et il est attaché si bas, que le bras tombant librement en peut tourner la manivelle. Sa vielle est un coquet instrument très petit et digne de figurer sur une étagère ou de servir de pendant à la musette galante qu'on retrouve dans les tableaux de Chardin.

L'Homme à la vielle est un véritable artiste ; sa vielle a une âme, elle domine l'ensemble de son orchestre ambulant, elle chante, comme s'il jouait du violoncelle, elle sanglote, et, si ingrat que soit son instrument, il en tire admirablement parti.

Que le goût, que la méthode soient communs et vulgaires, je le veux bien, on ne joue pas impunément devant les foules, et de même que les meilleurs chanteurs de la rue donnent des portées de voix et font des vocalises d'un goût douteux ; de même l'Homme à la vielle sacrifie à l'ignorance et à l'instinct des masses ; mais à coup sûr il y a là un artiste, et je regrette de n'avoir pu vérifier l'authenticité de l'assertion de M. Victor Fournel qui, parlant de l'Homme à la vielle dans son livre : Ce qu'on voit dans les rues de Paris (où le Paris grotesque est en germe sans la classification que j'ai adoptée), avance que l'homme à la vielle occupa longtemps la place de chef d'orchestre dans une de nos premières villes de province.

Ce père de famille ambulant a toute l'insouciance et le flegme d'un hidalgo : il regarde à peine son public, dirige froidement son orchestre, réprime d'un coup d'œil sévère le moindre accroc à la mesure et au ton, et promène sur son auditoire un regard terne et sans vie. Quand il s'avance au milieu de la foule, après avoir exécuté un morceau, la main gauche sur sa vielle, et présentant de la main droite son chapeau à ses auditeurs, il est bien rare qu'on lui refuse une obole, qu'il ne considère pas comme une aumône, mais comme la trop faible rémunération de son talent.

Parfois, descendant aux plus basses concessions, il met entre ses lèvres une pratique avec laquelle il s'accompagne. Il apporte dans cet exercice la même habileté que dans son jeu, et, quand il stationne aux Champs-Élysées, l'acuité de son de ce nouvel instrument, qui imite le chant de certains oiseaux, attire autour de lui la plupart des promeneurs. Ses recettes sont vraiment sérieuses, et il brûle ses auditions. Après deux ou trois morceaux d'ensemble, il retourne sa courroie et sa vielle et change de place afin de changer de public.

Notre héros est du Midi, il devrait être Allemand à cause de ses instincts musicaux ; mais son type et son accent m'empêchent d'en faire même un Alsacien.

Dans toutes les villes de la Confédération germanique, tout habitant qui a deux enfants prie le ciel de lui en donner un troisième, afin de pouvoir organiser des quatuors : la fille aînée tient le piano, le fils aîné joue de l'alto, le cadet de la basse, et le dernier venu jouera de la flûte. Quand sa seconde année a sonné, on donne un violon au dernier né, exactement comme en France nous donnons un fusil et un sabre à notre rejeton, et un beau jour, sans qu'on s'en aperçoive, le quatuor est complet. Notre Homme à la vielle en est là ; sa femme était féconde, il a béni le ciel et utilisé les bras disponibles.

À deux ans, on porte les enfants au sein, cela rapporte déjà quelque chose ; à six ans, on passe exécutant et on fait vivre sa famille.

J'ai essayé de définir l'Homme à la vielle ; Daumier, le grand artiste, et Gavarni l'ingénieux philosophe qui nous a été enlevé, pourraient seuls peindre le groupe qui se presse autour de lui. Deux jeunes filles hâves, maigres, avec des velléités d'élégance et des intentions de coquetterie sont les prime done : ce n'est pas la pauvreté, c'est l'indigence civilisée ; elles ont des accroche-cœurs et des bottines lacées ; elles ne boivent pas de vin pour acheter du philocome et portent des cols relevés avec des cravates Solferino.

Les jeunes gens sont sinistres : redingotes noires, gilets à pointes, chaînes de montre en acier, casquettes sur l'oreille, moustaches imperceptibles et soigneusement entretenues, une mèche de cheveux noirs collée sur le front ; ils lorgnent les femmes et se font appeler propres à rien par leur chef d'orchestre ; ils obéissent, du reste, au doigt et à l'œil de ce colosse, qui a l'air d'avoir les notions les plus étendues sur les droits du chef de famille.

L'Homme à la vielle a cinquante ans. Les embellissements des Champs-Élysées et les cafés chantants l'ont à peu près ruiné ; il exerce beaucoup plus en province que par le passé ; on le voit encore, au moment où j'écris, au Moulin-Rouge, chez Ledoyen ; au café Turc, et parfois dans les restaurants célèbres qui sont aux environs de Paris.

Le joueur de vielle avait, il faut le croire, une famille d'emprunt ; car, outre que le personnel de son orchestre ambulant avait varié souvent jusqu'aujourd'hui, il voyage maintenant avec deux acolytes qui forment à eux trois une nouvelle association. Je viens de le voir à l'entrée du parc de Saint-Cloud : il n'a pas beaucoup vieilli ; les cheveux, qu'il porte toujours rasés très près du crâne, sont devenus gris ; la face est un peu flétrie, et le costume est beaucoup moins soigné qu'autrefois.

Il a depuis quelque temps complètement renoncé à la vielle ; il joue du violon et accompagne une basse profonde et un ténor qui exécutent des cantates où il est question du Mexique et du pouvoir spirituel.


 

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