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TOUR JEAN SANS PEUR
(D'après Chroniques
et légendes des rues de Paris. Édouard Fournier, 1864)
La Tour faisait partie de l'hôtel de Bourgogne, ancien hôtel d'Artois érigé contre l'enceinte de Philippe-Auguste. La troupe des comédiens de la Passion fera construire le théâtre de l'Hôtel de Bourgogne à cet endroit, en 1548. Une inscription, au 29 de la rue Etienne Marcel rappelle leur présence. Les choses dont nous venons de parler sont trop jeunes encore pour prêter complètement à là légende, retournons, pour qu'elle soit plus à l'aise, aux vieux murs et aux vieilles tours. Quoique l'ancien Paris ne soit plus guère facile à découvrir dans le nouveau, nous n'aurons pas à fureter longtemps pour y faire encore une découverte intéressante. Entre la rue Saint-Denis et la rue Montorgueil, vers le centre de ce dédale de rues au milieu duquel le boulevard de Turbigo va bientôt jeter son éclaircie, nous trouverons ce que nous cherchons. Tout au fond d'une cour de la maison profonde qui porta longtemps le n° 3 de la rue Pavée-Saint-Sauveur, et qui, depuis 1851, est passée sous le n°23 de la rue du Petit-Lion, s'élève une tour quadrangulaire, remarquable à toutes sortes de titres : par sa position vraiment inattendue au fond d'un hôtel style Louis XV, par sa hauteur, et par quelques
Cette tour mesure vingt et un mètres de la base au faîte. Elle est de construction solide, toute en pierres de taille soigneusement appareillées. Plusieurs baies ogivales s'étagent sur ses deux façades, larges chacune de huit mètres, et aussi sur ses côtés, qui ont chacun la moitié de cette largeur. De robustes et élégants mâchicoulis servent de frange à la terrasse en encorbellement qui couronne la tour.
L'intérieur, quoique la distribution en
ait été singulièrement
dénaturée, est fort curieux à visiter en détail.
La haute salle voûtée en ogive, qui en occupait la plus grande
partie, n'existe plus. On y a disposé, comme des alvéoles
dans une ruche, plusieurs étages de petits logements où s'agite
toute une population d'ouvriers. Des ménages complets vivent et travaillent
dans cet espace jadis occupé tout entier par une seule chambre féodale. Dans l'aspect général de cette tour, il y a une date dans l'ornementation du plafond de l'escalier, il y à une histoire. Figurez-vous, posé sur le chapiteau de l'arbre ou colonne de grès autour de laquelle tournent les degrés, une sorte de caisse ronde en pierre, ou, comme dit La Tynna, « un baquet » cerclé de trois doubles anneaux. Les tiges d'un chêne vigoureux s'en élancent, et de leur feuillage abondant vont tapisser toute la voûte, en y décrivant avec leurs robustes nervures quatre travées d'ogives. Rien de plus bizarre, mais rien de plus élégant aussi, que cette ornementation feuillue, que cette vigoureuse végétation de pierre. S'il n'y avait pas d'autre emblème on pourrait se croire dans la dépendance de quelques-uns de ces nobles séjours que Louis, duc d'Orléans, frère de Charles VI, possédait dans Paris. Nous ne lui connaissons pas moins de quatre hôtels à Paris : celui de la Poterne, près de Saint-Paul, sorte de petit sérail, auquel le peuple donnait le nom d'hôtel Pute y musse, que la rue voisine a conservé, légèrement altéré ; l'hôtel d'Orléans, au faubourg Saint-Marcel, qui vit cette terrible fête de carnaval d'où Charles VI sortit fou, et dont le nom de la rue d'Orléans-Saint-Marcel est encore un souvenir ; l'hôtel de Coucy à Chaillot ; et enfin le plus vaste de tous l'hôtel de Behaigne ou de Bohème, dont il sera parlé tout à l'heure. Il avait en effet pour emblème et il faisait sculpter partout avec cette devise : Je l'ennuie, de lourds bâtons noueux comme les branches du chêne de pierre qui répand ici son feuillage. On écrivait ce mot avec un seul N et comme l'N avait alors la forme du V, on crut longtemps que la devise du duc était : Je l'envie et non je l'ennuie, ce qui était un gros contresens. Mais lorsqu'on cherche, un peu on s'aperçoit vite, que, loin d'être chez le duc d'Orléans, on se trouve chez son ennemi, le duc de Bourgogne, chez Jean sans Peur, celui là même qu'il ennuiait. Dans le tympan ogival d'une des baies extérieures, sur le côté gauche de la tour, sont sculptés au milieu de fleurons gothiques, un fil à plomb et deux rabots, dont la vue fait frissonner lorsqu'on sait ce qu'ils veulent dire ; quand on connaît l'espèce de défi dont ils sont la menaçante expression. Ces deux rabots du duc Jean signifient que tôt ou tard les bâtons noueux du duc Louis seront rabotés et que Bourgogne enfin aura raison d'Orléans. Le duc Jean mettait des rabots partout, même sur ses habits et sur la livrée de ses gens. (V. L. de Laborde, Glossaire, p. 368, 476.) « Le nivel de maçon avec son plommet » n'était pas moins son emblème. Le 1er janvier 1410, suivant Monstrelet, les joyaux d'or qu'il donna, comme étrennes, à ses familiers, avaient tous cette forme. C'était un présent et un mot d'ordre ; Jean sans Peur voulait dire par là qu'il lui tardait d'aplanir le terrain où le gênaient encore le fils de sa victime, le dauphin Charles, et ses amis les Armagnacs. Le 23 novembre 1407, Louis d'Orléans, en sortant de l'hôtel Barbette, à Paris, où il avait soupé avec la reine Isabeau de Bavière, tombait, rue Vieille-du-Temple, sous les coups d'un gentilhomme normand, Raoul d'Octonville, écuyer du duc Jean Sans Peur. Le meurtre nocturne du 23 novembre 1407 prouva que ce n'était pas une menace vaine. Le brutal emblème était pour ainsi dire la fleur d'une vengeance dont cet assassinat de la rue Barbette fut le fruit sanglant. Le meurtre eut lieu rue Vieille-du-Temple, dans la partie qui s'appelait alors rue Barbette, en face de l'hôtel de ce nom, dont il reste encore une tourelle en encorbellement au coin de la rue des Francs-Bourgeois, et de l'autre côté en face de l'hôtel de Rieux, remplacé aujourd'hui par le charmant hôtel qu'Amelot de Bisseuil fit bâtir vers 1660. Il porte le n° 47 de la rue Vieille-du-Temple et fait face à la rue des Rosiers. Maintenant vous savez qui fit bâtir le donjon de la rue du Petit-Lion : les rabots de pierre vous ont assez dit que c'était le duc Jean, et de plus vous devinez sans doute dans quel dessein il le fit construire. Ici ce fut l'effroi qui inspira cet homme sans peur. Louis d'Orléans avait laissé des amis qui pouvaient devenir ses vengeurs. Jean de Bourgogne les craignit, et se mit sur ses gardes. La tour qu'il fit solide pour qu'elle lui fût un sûr refuge, et haute à l'avenant, afin d'y dominer mieux le mouvement du populaire, fut bâtie par lui, trois ans après le meurtre, lorsque obligé de revenir à Paris, il pensa qu'il y avait tout à craindre de la veuve et du fils de sa victime. C'est en 1410, qu'il l'ajouta aux défenses déjà très fortes du vaste hôtel qui lui était échu huit ans auparavant dans le partage des biens de sa mère Marguerite, cette bonne comtesse d'Artois, dont l'extrémité de la rue Montorgueil garda si longtemps le nom. Il ne me semble pas douteux, en effet, que Monstrelet (édit. Buchon, in-8e, t. I, p. 290) ne parle de notre donjon lorsqu'il dit, sous cette date de 1410, que Jean sans Peur « fit faire et édifier à puissance d'ouvriers une forte chambre de pierre bien taillée, en manière d'une tour, dedans laquelle il se couchait par nuit. Et était ladite chambre fort avantageuse pour le garder. » Il ne s'y retirait que bien entouré. On voit en effet par les Comptes de Jehan de
C'était une demeure vraiment royale que cet hôtel, dès lors appelé indifféremment d'Artois ou de Bourgogne. hôtel d'Artois avait été bâti du temps de saint Louis, par le comte Robert, qui mourut si glorieusement à la Massoure. On le confisqua sur son petit-fils après le honteux procès où il fut condamné comme envoûteur et faussaire. (V. la curieuse notice de M. Le Roux de Lincy, Revu de Paris, 21 juillet et 4 août 1839). Le dauphin Jean le reçut en présent. Devenu roi, il le rendit à la comtesse Marguerite, lorsqu'elle épousa son fils Philippe le Hardi. Elle possédait à Paris, en outre de cet hôtel, celui de Flandres, sur l'emplacement duquel se trouve aujourd'hui l'hôtel des Postes. A l'époque du partage de ses biens, Jean sans Peur eut à choisir. Il prit l'hôtel d'Artois et laissa l'autre à son frère Antoine, duc de Brabant, Guillebert de Metz, p. 65, dit qu'il le lui donna, mais il se trompe. Enceinte de Philippe-Auguste : Il s'appuyait à droite et à gauche sur deux solides pans de la muraille qui, d'un côté, s'allait joindre, rue Saint-Denis ; à la Porte aux Peintres (au n° 216 de la rue Saint-Denis, elle ne fut démolie qu'en 1535), et, de l'autre, rue Montorgueil, à la Porte au comte d'Artois, près du cul-de-sac de la Bouteille (au n° 31 de la rue Montorgueil, cette porte subsista jusqu'en 1498) ; et combinant ainsi sa force plus jeune avec celle des anciennes fortifications, il donnait à l'hôtel du duc deux défenses pour une. N'était-il pas curieux de trouver un tel appareil de guerre au milieu de Paris ? N'était-il pas étrange surtout de voir une vieille muraille s'éterniser avec ses tours et ses créneaux, longtemps après que la ville, montant toujours, l'avait dépassée et qu'une autre enceinte l'avait rendue inutile ? Tout le monde, seigneurs, bourgeois, gens du peuple, trouvait cela naturel alors et s'en accommodait. Les tours devenaient des refuges pour les pauvres gens ; dans les fossés restés béants, s'entassait une population de mendiants et de bandits, et sur les murailles on faisait des jardins, on disposait des promenades, on alignait des jeux de boules. Elles étaient assez épaisses pour cela. La courtine que l'on démolit l'an dernier, sur l'ancienne place Saint-Michel, n'avait pas moins de deux mètres d'épaisseur. A la fin d'un manuscrit du Vatican, Galliæ historia, ab anno 1461 ad annum 1467, se trouve un curieux passage au sujet des promenades qu'on faisait à la nuitée tout le long et sur les vieilles murailles de Paris. Il y est parlé d'un autre duc de Bourgogne, Philippe le Bon, et d'un autre duc d'Orléans, le père de Louis XII, lesquels, en se promenant et sans quitter l'ancienne enceinte, se rendaient de l'hôtel de Bourgogne ou d'Artois à l'hôtel d'Orléans, plus tard hôtel de Soissons, dont la Halle aux blés occupe en partie l'emplacement (V. nos Enigmes des rues de Paris, p. 281-283) : « Alors souvent, dit le vieux chroniqueur (Alex. Petau l'appelle Jean Fauchet. Biblioth. manusc., t. Ier, p. 82), monseigneur le duc de Bourgogne et monseigneur le duc de Clèves, voire monseigneur d'Orléans et madame sa femme, sœur dudit seigneur de Clèves, allaient après souper ébattre et passer temps au long et dessus les anciennes murailles de Paris, depuis ledit hôtel d'Artois jusque dedans ledit hôtel d'Orléans, vers les halles, sans que ceux de la ville les vissent. » Jusqu'au temps de Louis XIV, il y eut de ce côté des fragments considérables de l'ancien mur. Sauval en retrouva tout près de l'hôtellerie de la rue Comtesse-d'Artois (rue Montorgueil) qui avait pour enseigne une Bouteille, et dont l'impasse du même nom, vis-à-vis du parc aux huîtres, a pris la place. Par là, vous pouvez juger d'ici à quelle hauteur, dans la rue Montorgueil, se trouvait la vieille enceinte. Les fragments dont parle Sauval étaient « si longs et si entiers » qu'il les avait vus, à ce qu'il assure, servir de jeux de boules. Théâtre des confrères de la
Passion : On voit encore, gravée sur une pierre de la maison n° 29 de la rue Montorgueil, à côté de l'impasse de la Bouteille, cette inscription : ICY EST Quelques mots sur cette vente de l'hôtel de Bourgogne sont nécessaires ici. Depuis que la splendeur de la maison de Bourgogne avait disparu avec le dernier duc, Charles 16 Téméraire, l'hôtel n'était plus ce qu'il avait été si longtemps, notamment sous Philippe le Bon alors qu'on y venait en foule de tous les coins de Paris, pour admirer les beaux meubles, la riche vaisselle, les belles tapisseries ; alors qu'on y trouvait, tout le jour durant, table ouverte, et trois chevaliers à la porte pour recevoir chacun avec honneur. Désormais sans seigneur, et devenu une proie royale, il n'était, plus que la dernière ombre de cette magnificence. A la mort du Téméraire, Louis XI avait eu double gain. Il avait repris l'hôtel de Nesle dont, en 1461, il lui avait fait présent, et en même temps il avait mis la main sur l'hôtel de Bourgogne. Quand, à la fin de 1542, François Ier que pressaient de grands besoins d'argent, résolut de vendre en même temps les hôtels de Flandre, d'Étampes, du Petit-Bourbon, de Tancarville, de la Royne, et celui dont nous parlons, les commissaires qui furent chargés de le visiter avant la mise en vente, ne purent dans leur rapport, parler « que de la ruine et décadence, état et disposition, en quoi avaient été trouvés lesdits lieux ». Treize lots furent faits de l'espace et des bâtiments à livrer aux enchères. De ces treize lots, on fit deux parts distinctes, séparées par une rue nouvelle brutalement percée à travers les bâtiments démolis, et qui, d'abord nommée rue Neuve, puis rue de Bourgogne, puis rue Neuve-Saint-François, finit par s'appeler, comme nous l'avons dit, rue Françoise, puis rue Française. La partie où se trouvait le donjon, forma les six lots numérotés
1, 2, 4, 6, 7, 8. Par qui fut-elle acquise, et que devint-elle ? C'est ce que
je ne sais pas. Sous Henri
IV, il existait de ce côté, entre les
rues Françoise, Pavée et Mauconseil, le fief de Bezée,
qui comprenait six maisons ; or, celle où se trouvait notre tour était
certainement du nombre ; voilà tout ce que je puis dire. En 1615 Louis
XIII, mettant à exécution une idée de son père,
céda cette seigneurie de Bezée aux religieux de Sainte-Catherine,
en échange de leurs droits seigneuriaux sur le palais des Tournelles,
dont la place Royale, achevée depuis trois ans, occupait le terrain,
et notre donjon eut ainsi des moines pour seigneurs. |
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