Personnages pittoresques Paris
Une rubrique qui vous invite à découvrir la vie de personnages célèbres ou méconnus ayant marqué l'Histoire de Paris : notes biographiques pour se plonger dans la vie et l'oeuvre de personnalités marquantes de la capitale.
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LA VIEILLE AU BOUQUET, fiancée de Bories
(D'après Les célébrités de la rue, paru en 1868)

Tous, ou presque tous les journaux parisiens du 20 août 1863, ont enregistré comme fait divers une note conçue dans des termes à peu près semblables à ceux-ci :

« Il vient de mourir à l'Hôtel-Dieu une vieille femme que tout le monde a rencontrée de l'autre côté de l'eau. Entièrement courbée en deux, de façon que sa tête touchait presque ses genoux, cette bonne vieille marchait appuyée sur un bâton plus haut qu'elle, en redressant la tête vers les passants d'une façon singulière. Cette femme ne mendiait pas, et répondait avec une brusquerie assez fière aux questions qui lui étaient adressées ; et, dans le faubourg Saint-Germain, où on la rencontrait habituellement, peu de personnes savaient son histoire. Beaucoup l'appelaient : La Vieille au bouquet, car en tout temps elle en portait un à son fichu, et l'on ignorait la raison de cette coquetterie, si étrangement placée.

Ceux qui avaient pu pénétrer le secret de cette femme voyaient en elle une victime de nos luttes politiques, un témoin, presque un acteur de l'un des épisodes les plus tristes de la Restauration. Cette vieille flétrie et usée, cette pauvre femme courbée par l'âge, avait été la fiancée de Bories, l'un des quatre sergents de la Rochelle. Le bouquet qu'elle portait sans cesse était un souvenir de celui que le condamné lui avait jeté, soit en sortant de la prison, soit même sur l'échafaud, car elle avait poussé le courage et le dévouement à son ami jusqu'à le suivre au pied de la guillotine.

Jamais, depuis, on ne l'avait vue un seul jour sans qu'elle portât, frais ou fané, selon la fortune du moment, ce lugubre vergiss mein nicht de sa dernière entrevue avec son ami.

Elle habitait rue du Cherche-Midi, n° 94, et ne recevait personne. Sa promenade journalière était le cimetière Montparnasse, où la tombe des quatre sergents est encore l'objet de pieux pèlerinages de la part de ceux qui n'oublient pas. Quand elle a été trouvée sans connaissance, à la fin du mois dernier, sur le quai des Orfèvres, et conduite à l'hospice, elle avait huit francs sur elle ; ce n'est donc pas de misère qu'elle est morte. Cette noble expression de la fidélité est allée finir sur un lit d'hôpital, et de celle qui n'était connue que sous le nom de Françoise François, il n'y aura peut-être que ces lignes qui consacreront le pieux souvenir. »

J'élèverai dans ce livre un petit monument à la pauvre Vieille et je dirai son histoire, je la sais tout entière, dans sa touchante naïveté.

Alfred Delvau, qui avait beaucoup de talent et qui est mort bien jeune, avait comme moi le goût des excentriques ; il avait suivi Françoise et, le jour de sa mort, il vint me proposer de me dire son secret, il le tenait d'elle-même, elle le lui avait raconté longuement, sous une tonnelle, et comme il me le disait avec toute son éloquence, je le priai de l'écrire. La Vieille parlait le patois de Saintonge ; Delvau écrivit son récit dans cet idiome qu'il possédait parfaitement, et je lui ouvris le Monde illustré pour publier sa nouvelle qu'il intitula : Chapitre inédit de l'histoire des quatre sergents de la Rochelle.

Françoise (je n'ai jamais su son nom de famille, et elle ne l'a pas dit à Alfred Delvau) était née à Marans, à deux lieues de la Rochelle, d'une famille pauvre. Son père mort et sa sœur mariée, elle entra en service chez un ministre du nom de Fleury, un brave homme s'il en fut. Le dimanche, les soldats en garnison à la Rochelle venaient à Marans se divertir, et la jolie fille, alerte et fraîche, avec ses dix-huit ans et son franc rire n'échappa pas aux yeux des jeunes troupiers. Elle attira surtout l'attention d'un sergent nommé Marius Roux, d'un naturel sérieux, très sympathique, presque recueilli, plus ami des promenades solitaires que des assemblées et des bals sous la feuillée. On se donnait des rendez-vous devant tout le village, on s'aimait et on se le disait ; bientôt on mit les amis dans la confidence, et Marius présenta Françoise à ses trois amis, sergents comme lui au 45e de ligne, et nommés Bories, Goubin et Pommier.

Un jour, Marius ne revint pas à Marans, Françoise inquiète écrit à Bories, pas de réponse. Successivement, elle adresse une lettre à Goubin et à Pommier, sans qu'aucun des quatre sous-officiers donne signe de vie ; elle part pour la Rochelle, et apprend que ses amis ont conspiré, qu'ils sont emprisonnés et sous le coup de la mort. Les promenades à Marans cachaient un complot.

Elle n'hésite pas, revient à Marans, prend congé, les larmes aux yeux, de M. Fleury, fait un paquet de ses hardes et, à pied, à petites journées, elle part pour Paris, où les quatre sergents viennent d'être transférés. Elle arrive, les pieds gonflés, les yeux en pleurs, l'âme déchirée ; elle interroge, elle supplie. On lui désigne la prison de l'Abbaye comme le cachot qui renfermait celui qui lui était cher ; pendant dix jours, elle vint chaque matin s'asseoir à la porte de l'Abbaye et supplier les geôliers et les gardes. Elle est défaillante, un brave marchand de la rue Sainte-Marguerite la recueille. Enfin, on les transporte à la Force, et le 21 août on les juge. Le jugement dura quatorze jours, le 5 septembre les quatre sergents étaient condamnés à mort.

Du 5 au 21 septembre, on la vit chaque jour au guichet des Tuileries, épiant la sortie du roi et prête à se jeter sous les pieds des chevaux pour demander la grâce de son fiancé Marius. Le 22, - la Restauration allait vite en besogne avec les conspirateurs, - les quatre jeunes sous-officiers montent dans la charrette au milieu d'une force armée considérable, prête à réprimer l'émeute qui gronde. Françoise, mourante, affaiblie, mais galvanisée par un suprême effort, suit au premier rang et veut voir encore celui qu'elle aime. La foule jette des fleurs dans la charrette, et les quatre victimes semblent marcher au triomphe ; Marius a vu sa fiancée, il ramasse un bouquet et le lui jette en criant : « Garde-le en souvenir de moi ! » Marius avait vingt-six ans.

Voilà l'histoire dans toute son authenticité ; pendant quarante ans, presque chaque jour, la pauvre Vieille alla pleurer sur la tombe de Marius. Elle est morte à soixante-douze ans, à l'Hôtel-Dieu, conservant son bouquet fané, pieuse relique d'un souvenir auquel elle fut fidèle jusqu'au dernier soupir.

L'erreur s'est propagée, la Vieille, devenue légendaire, était connue aussi sous le nom de la fiancée de Bories ; mais elle était, comme nous l'avons dit, fiancée à Marius Roux. C'est certainement la plus touchante figure de cette galerie.

Pour être entièrement fidèle à la vérité, ajoutons qu'avec l'âge elle avait perdu au physique le cachet poétique, le reflet élégiaque qui convenaient à l'héroïne d'un si triste drame. Les étudiants du quartier latin – cet âge est ressentit.


 

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