Personnages pittoresques Paris
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MANGIN MARCHAND DE CRAYONS
(D'après Les célébrités de la rue, paru en 1868)

MANGIN est plus qu'un type, c'est un symbole, et je suis certain que la génération qui nous suivra désignera, comme la nôtre, sous ce nom devenu qualitatif, les faiseurs, charlatans, impudents et autres saltimbanques.

Duchesne, le dentiste en plein air, n'avait pas dit le dernier mot du charlatanisme ; la cravate blanche, l'habit noir, la calèche à deux chevaux, l'orgue de Barbarie étouffant à point nommé les cris du patient : tout cela, sans doute, était bien fait pour attirer la foule ; mais le Casque éclatant ; scintillant au soleil, le casque empanaché, surmonté d'un cimier, luisant, frotté, poli, le casque impudent, fascinateur, voilà l'attribut qui fait de Mangin un chef d'école, un innovateur hardi.

Mangin paraît jouir d'une certaine aisance, et, à travers la période des luttes qui incombent à tout novateur, il est le roi de la place publique et châtie les foules ; car il sait que la tourbe des Parisiens est comme certaines femmes vicieuses, qui aiment à trouver un maître qui les batte et les insulte.

Depuis le jour où il a paru pour la première fois sur la place publique, il a subi plusieurs transformations ; cette incarnation sera, je crois, la dernière, et, tout au plus il se modifiera ; mais désormais il a trouvé sa formule et ne peut plus que décroître.

Il raconte, en débitant son boniment sur les places publiques, comment il a été conduit à endosser son costume éclatant. Il était humble et modeste, comme il convient au vrai mérite ; mais il restait confondu dans la foule et il avait hâte d'en sortir. Il a dompté le préjugé, dominé son époque et donné le grand spectacle d'un homme foulant aux pieds la fausse pudeur et répudiant tout intermédiaire entre lui et le public.

Aujourd'hui, grâce à tant d'aplomb et de sérénité, grâce surtout au casque, au char étoilé, à Vert-de-Gris, son acolyte, à l'orgue de Barbarie, Mangin est célèbre, et son apparition sur une place publique suffit pour attirer la foule autour de lui.

Mangin est devenu l'idole des titis, et, depuis quelque temps, sa célébrité le gêne autant que l'obscurité de certaines gens leur est insupportable. Le Marchand de crayons raffole des premières représentations, et chaque fois que le Cirque, la Gaîté et l'Ambigu donnent une pièce nouvelle, notre héros, en quelque coin de la salle qu'il se cache, est aussitôt reconnu par les pâles voyous, qui se prennent à crier d'instinct, sur l'air des Lampions : « V'là Mangin, Vive Mangin ! »

Celui-ci commence par remettre modestement son chapeau et l'enfonce jusqu'aux yeux pour se soustraire à cette démonstration ; mais chacun l'a désigné du doigt à son voisin, et le tumulte redouble. Alors Mangin se lève et salue la foule avec respect.

Le jour de la première représentation des Beaux Messieurs de Bois-Doré, l'accueil fait au Marchand de crayons avait été plus que bruyant : une voix partie du poulailler fit entendre ce cri : Parlez au peuple, et Mangin, digne et sévère, remercia la population parisienne des marques de sympathie qu'elle lui donnait à chaque instant. Le jour de Marengo, la même scène se renouvela.

Mangin se tient habituellement sur la place de la Bourse et sur la place de la Madeleine ; il affectionne encore la place du Château-d'Eau et la place de la Bastille. Je ne crois pas qu'il fasse d'excursions hors de ces points. La place des Pyramides, celle de la Madeleine et celle de la Bourse sont des places favorisées, et Pradier k bâtonniste, qui a eu l'honneur de faire la pique et ses douze anneaux devant les têtes couronnées, s'est enhardi à demander de vive voix à un ministre la permission d'y travailler. « Mangin doit être puissamment protégé, me disait Pradier avec un dédain craintif, car il a obtenu la même permission que moi, sans avoir eu l'honneur de travailler à Biarritz devant le Monarque ».

Le Marchand de crayons arrive en voiture à deux chevaux ; il est vêtu comme vous et moi, et son équipage ne se signale par aucun de ces bariolages chers aux charlatans ; on remarque seulement que le domestique qui se tient à l'arrière a devant lui, appuyée sur la capote de la voiture, une boîte carrée, assez élevée, couverte d'une housse. Mangin conduit lui-même ; il arrête son équipage, se lève, prend un cadre et l'accroche au fond de la voiture : c'est son portrait photographié ; puis il place devant lui un coffret Renaissance qui contient des médailles à son effigie, et procède à sa toilette : il revêt la tunique de velours noir à franges d'or, met ses brassards, ceint la cuirasse et l'épée, et saisit son casque étincelant ; il étend la main en se tournant vers son acolyte Vertde-Gris, qui a revêtu une tunique et un casque sans cimier. A ce signal, l'ilote, enlevant avec dextérité la housse qui cache l'orgue de Barbarie, joue sur un mode entraînant l'air du Baccio.

Mangin, lui, calme et digne comme un dieu d'Homère, promène sur la foule qui entoure sa voiture un regard scrutateur ; il fixe parfois un des assistants et baisse brusquement la visière de son casque. La guivre aux ailes ouvertes qui orne son cimier scintille au soleil. Mangin ouvre un immense parasol rose et le fixe sur le devant de sa voiture. Tous ces préparatifs sont faits avec une lenteur calculée, avec un calme qui irrite la foule et lui fait désirer avec impatience le moment où l'orateur parlera au peuple. Enfin, Mangin étend la main du côté de Vert-de-Gris, l'orgue se tait, le Marchand de crayons agite sa sonnette, il ouvre la bouche comme s'il allait parler... mais il la referme en fronçant le sourcil : on dirait qu'il vient d'apercevoir dans la foule un spectateur dont la vue le paralyse... Il parle, enfin :

« Vous vous demandez, messieurs : Quel est donc ce chevalier ? pourquoi ces vêtements d'un autre âge ? pourquoi ces chevaux richement caparaçonnés, ce carrosse doré, cet attelage bizarre, ces bruits de caisse et de cymbales, ce gigantesque parasol ? Messieurs, c'est que la foule est aveugle et qu'il faut l'étourdir par le bruit et l'éclat. Savez-vous où est ma force, messieurs ? Dans mon casque... sous ce panache audacieux. Autrefois, je laissais aux hommes de bonne foi le soin de reconnaître l'excellence de mes produits et je comptais sur le bon sens de la foule... Erreur... messieurs... la foule est ignorante et aveugle, je le répète ; et moi, qui me sens la force de dominer mon époque... Oui, je te domine, époque ! et les races futures se souviendront de Mangin !... moi, modeste autrefois, j'ai bu toute honte, et je viens sur la place publique faire effrontément ce que mes confrères les journalistes du grand format font à la quatrième page de leurs feuilles.

(Il feint d'entendre une apostrophe partie de la foule.)

« Charlatan, dites-vous ? – Eh ! oui mon Dieu ! je suis charlatan ! c'est mon métier, on ne saurait plaire à tout le monde. – On n'est pas louis d'or, et tout le monde n'a pas le bonheur de naître épicier.

Voulez-vous savoir comment je fus conduit au charlatanisme ? Ecoutez-moi pendant quelques instants.

(Il tire une belle montre d'or de son gilet, en examine ostensiblement la chaîne et les breloques, et montre l'heure à son auditoire.)

« Autrefois, messieurs, je venais sur les places publiques habillé en notaire... la foule passait silencieuse ; je restais seul... (Un autre que moi eût cédé à l'envie de dire... une... deux... trois... avec son déshonneur)... Un jour, oh ! un jour, c'était en carnaval, un Polichinelle passa ; les bourgeois, stupides et ânes (c'était vous tous, messieurs), le suivirent et l'entourèrent, car c'était un vrai Polichinelle, un de ces crâneurs de carton qui portent les bosses et le hoqueton rayé. M. Dennery lui-même (Il retire son casque et salue.) eût envié la longueur de la queue qu'il traînait après lui. Ce fut une révélation !

« Le lendemain, je parus sur la place publique costumé en Polichinelle, et, vous le voyez, messieurs, vous m'écoutez ! (Il fixe un des assistants.) – Peut-on rire quand on a une boule comme la vôtre ? – Pardon, monsieur ! – Du reste, je ne vous demande rien ! mais, soyez tranquilles, je ne vous donnerai rien non plus... Je me nomme Mangin ! Je vends des crayons et je les fabrique moi-même ; seul de mon industrie j'ai eu les honneurs de l'Exposition universelle... de Londres... Je ne me mouche pas du pied... Mon portrait est à la porte de presque tous les débits de tabac de Paris, et je vends mes crayons vingt centimes.

« Si quelque inventeur, fabricant, marchand, physicien ou philanthrope me présente des crayons meilleurs que les miens, je donne mille francs (Avec sang-froid.), non pas à lui, ce serait faire un pari (Avec indignation.), et je déteste les paris (D'un air angélique.), mais aux pauvres du XIIIe arrondissement.

(Ici Mangin saisit un de ses crayons, le taille et en frappe violemment la pointe contre la tablette de la voiture ; puis, de plus en plus fort, il le fixe par cette même pointe dans un trou fait à la planchette et frappe à coups redoublés ; il saisit encore un morceau de sapin, se sert du crayon comme d'une gouge et fait des copeaux. Après cette opération, il prend une ardoise blanche, fixe un assistant quelconque, fait mine de lui faire son portrait. Après avoir travaillé un instant, il montre à la foule une tête d'âne assez naïvement dessinée.)

« Quand j'étais simplement habillé en notaire, je vivais mal et je n'écoulais pas mes produits ; aujourd'hui, j'ai deux cents dépôts dans Paris (ce ne sont pas des peaux de lapin). Je déjeune chez Maire, - un bon filet, - bien saignant, et du bordeaux à tous mes repas. Quant à mes détracteurs, car l'envie s'attache toujours au vrai mérite, ils verdissent pendant que je deviens rose et frais, et boivent de l'eau comme des canards. »

Voici, dans toute sa sincérité historique, le boniment de Mangin ; ce que je ne saurais rendre, ce sont les jeux de physionomie dont il accompagne son débit, ses inflexions de voix et ses différents gestes. Un des effets comiques de Mangin, effet employé du reste avec succès par quelques pitres célèbres, c'est le passage de la voix de ténor à la voix de basse et réciproquement, au moment où la foule s'y attend le moins.

Mais ce discours, si monumental qu'il soit, n'est que la parade, la bagatelle de la porte. Mangin procède à la vente : il ouvre son fameux coffret sculpté et remue avec ostentation les médailles dorées qu'il contient ; il prend un paquet de ses cartes photographiées et, pour la modique somme de 1 franc, donne à ceux qui les désirent la médaille, la carte et une demi-douzaine de crayons.

Vert-de-Gris taquine son orgue et excite la foule, qui se précipite sur les denrées de son maître. Quand la vente s'épuise, Mangin, qui n'a cessé de débiter des lazzis d'un haut goût, annonce avec hauteur que lorsque l'horloge de la Bourse sonnera trois heures, c'est-à-dire dans quelques minutes, il quittera la place. L'heure sonne, Mangin ôte sa cuirasse et sa robe - Le casque tombe, l'homme reste, et le héros s'évanouit.

Malgré les demandes de la foule, le Marchand de crayons est inflexible ; il descend de voiture, et, vêtu désormais en notaire, il se dirige chez le marchand de vins qui fait le coin de la rue Vivienne.

Albert Monnier, qui a beaucoup suivi Mangin, appelle ce dernier instant pendant lequel le charlatan fait ses libations, l'heure du crayon défendu. En effet, le domestique, resté seul, abandonne son orgue ; il remue les crayons et fait luire aux yeux de la foule leur surface dorée. Quelles que soient les sollicitations des acheteurs, il refuse leur argent ; enfin, il daigne vendre un crayon, puis deux... puis cent, en disant à chacun : Surtout que Monsieur ne me voie pas, car il est trois heures dix !

Le rôle de Vert-de-Gris est très effacé, son nom devient patronymique et sert à désigner tous ceux que Mangin attache à son char et arme chevaliers ; il me semble même (autant qu'on en peut juger sous le costume moyen âge que le Marchand de crayons a pris pour livrée) qu'il est capricieux et renouvelle souvent son domestique.

Théodore de Banville, dans sa 10e Occidentale des Odes funambulesques, a chanté Vert-de-Gris.

Une Cydalise de Pantin a perdu l'ami de son cœur et descend... au bal de l'Opéra... demandant à tous les échos du foyer l'objet de son amour. Le poète fait défiler devant elle les rois du feuilleton ; les princes du théâtre, la cohorte insigne.

Des artistes, cerveaux en fleur.

Mais quand tous les timbaliers sont passés, elle secoue tristement la tête.


Quel peut donc être, enfant candide,
L'homme célèbre, mais perfide,
Qui n'est pas parmi ces passants ?
Il n'est pas peintre ? c'est étrange ;
Alors quel succès est le sien ?
Il n'est donc pas, non plus, mon ange,
Poète, ou bien agent de change ?
Ni boursier ? Ni musicien ?
Si, répondit-elle ; il se pique
D'être un merveilleux baryton,
Et, malgré son joli physique,
II fait souvent de la musique
Avec son cornet à piston !
Il aimait à faire tapage
Par les beaux jours pleins de rayons,
Assis, en vêtement de page,
Sur le sommet d'un équipage,
Derrière un marchand de crayons !

Car leurs coussins étaient deux trônes, Quand mon Arthur sonnait du cor Près de Mangin en galons jaunes, Qui sent des plumets de deux aunes Frissonner sur son casque d'or !

Remarquez que cette charmante débauche de poésie date de la seconde incarnation. Mangin n'avait pas encore adopté l'usage de l'orgue de Barbarie, mais le Vert-de-Gris classique était musicien, et comme le Marchand de crayons ne pouvait trouver un successeur doué du même talent, il se munit d'un orgue et diminua les appointements, se fondant avec raison sur ce principe : que la famille de Vert-de-Gris avait dû dépenser une partie quelconque de son patrimoine à faire apprendre les arts d'agrément à son premier valet.

Mangin aspire, je crois, à rentrer dans la vie privée ; il ne donne plus que d'assez rares séances : il parcourt les provinces, mais il étonne plus qu'il ne charme.

Le public parisien le traite en enfant gâté et lui passe ses insolentes fantaisies. Les bourgeois d'Orléans, de Tours ou de Poitiers craignent de se singulariser en achetant des crayons à ce chevalier, tandis qu'à Paris, Mangin est chez lui, la grande ville seule peut le comprendre et l'apprécier.

Mangin est mort peu de temps après Pradier ; il n'a pas laissé de fortune, nous avons envoyé chez sa veuve le jour de sa mort, on a trouvé un intérieur décent, propre, mais de la plus grande simplicité. La rumeur publique faisait aussi de Mangin un Crésus, mais on oublie qu'il avait une mise de fonds nécessaire, ses chevaux, son écurie, sa remise. Quel que fût son succès, il ne devait pas, avec de telles charges, arriver à la fortune. – Mangin n'a pas été remplacé.


 

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