Cafes, hotels, restaurants de Paris
Cette rubrique vous livre les secrets de l'histoire des cafés, hôtels et restaurants de Paris : comment ils ont évolué, par qui ils ont été fréquentés. Pour mieux connaître le passé des cafés, hôtels et restaurants dont un grand nombre existe encore.
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LE COUP DU MILIEU
(D'après Les cafés artistiques et littéraires de Paris, paru en 1882)

Quand on a franchi le plateau de Châtillon, au delà de Fontenay-aux-Roses, suivant un sentier qui traverse les terres en culture, on arrive à un endroit où une grande fissure s'ouvre sous vos pieds. C'est une espèce de V immense creusé dans le sol. Le fond est à peine assez large pour l'étroit sentier tracé par les promeneurs. Les parois rapides étaient autrefois boisées, mais le voisinage de Paris a donné de la valeur au terrain, les arbres forestiers ont été arrachés et remplacés par des essences plus productives.

Des noyers, des pruniers, des poiriers bien taillés, à l'écorce propre et luisante, sont rangés en lignes droites ; à leurs pieds rampent des fraisiers ou fleurissent des violettes. Bientôt cette fissure s'évase et on se trouve au milieu de riches jardins. Un joli chemin qui longe au sud le vaste plateau est, ou plutôt était bordé de petites maisons presque entièrement cachées par le feuillage épais des arbres. Un de ces immeubles appartenait à une brave femme qu'on appelait familièrement la mère Sense, qui y avait installé une espèce d'auberge connue seulement des artistes. L'endroit où se trouvait cette hôtellerie s'appelle le Coup du Milieu.

Avant la guerre, la maisonnette, entourée d'un jardin planté d'arbres vigoureux, au toit couvert en partie de mousse et de plantes sauvages qui y poussaient, y fleurissaient comme dans une serre, offrait au flâneur le moyen de se reposer en respirant à pleins poumons l'air pur saturé des parfums des bois. La mère Sense servait du petit vin frais dans des pichets de grès, les tables de bois étaient souvent surchargées de vases de toutes formes et de toutes grandeurs. Mais ce qu'il y avait de mieux dans cet établissement, c'était sa clientèle.

Des littérateurs amoureux du calme et de la verdure, des peintres à la recherche d'un paysage, en avaient fait un centre de leurs réunions. On faisait des mots, on commençait un roman, on esquissait un tableau. Henry Murger y allait en compagnie de Schaunard, et le charmant auteur de la Vie de Bohème trouvait souvent l'inspiration sous les ombrages du Coup du Milieu. Joannis Guigard, l'amoureux des castels, des armures, des usages du moyen âge, songeait aux chevaliers bardés de fer, aux tours crénelées, aux mâchicoulis, aux herses, aux fossés, aux ponts-levis de cette époque et rappelait que Châtillon, de son nom latin Castellio, devait son origine à des forteresses bâties sur son territoire. Alfred Delvau aimait les arbres, les fleurs, les ruisseaux.

Charles Monselet rédigeait les menus. La Bédollière improvisait des chansons ; Pierre Dupont buvait ; Fouque songeait à un article ; un poète poitrinaire, Armand Lebailly, toussait. Un autre poète, qui cumulait avec la profession beaucoup plus lucrative d'employé de l'octroi, a écrit la vie de Lebailly, mort très jeune, et qui a laissé, outre des vers fort médiocres, la Vie de Madame de Lamartine et la Vie d'Hégésippe Moreau, œuvres plus sérieuses, qui ont paru dans la collection du Bibliophile français.

Lebailly était protégé par M. E. Legouvé, qui l'aida de sa bourse et de ses conseils. Ce pauvre garçon avait dans son talent une foi profonde, et s'imaginait être le poète le plus distingué de son temps. Il rimait à tort et à travers ; un jour qu'il se trouvait sans doute à la tête de quelques fonds, il nous adressa l'épître suivante :

Cher ami, c'est pour demain soir,
Que nous faisons du café noir ;
S'il vous plaît d'en boire une goutte,
Vous n'avez qu'à prendre la route
Du seul numéro quarante-un :
Vous le connaîtrez au parfum !

Si vous désirez une assiette,
A cinq heures on servira.
On ne verra pas une miette
Après. – A sept, on fumera,
Et si vous venez en casquette,
A neuf heures on vous pendra !

A cette époque, Lebailly restait rue Vavin, dans une espèce de maison, dite meublée, dont il occupait un des cabinets les plus dégarnis de meubles.

Fernand Desnoyers, encore un poète, faisait partie des réunions du Coup du Mi-lieu. Un type étrange était le libraire Pick de l'Isère, gesticulant, parlant haut. Les rares passants s'arrêtaient au son de cette voix vibrante, à la vue de ces bras remuant comme un télégraphe aérien, de cette figure maigre, percée de deux yeux noirs et vifs, encadrée de longs favoris noirs. Pick avait une bande de voyageurs qui plaçaient dans les départements des codes, des livres, tous à la louange de l'Empire. Desnoyers a écrit une plaquette : Une Journée de Pick de l'Isère, qui n'a été tirée qu'à une soixantaine d'exemplaires et est aujourd'hui introuvable.

Pick a eu une foule de secrétaires, quelques-uns se sont fait un nom dans les lettres. L'un d'eux – qui n'a jamais été littérateur – entra chez lui en sortant de la maison de détention de Loos, dans le département du Nord, où un jury l'avait envoyé pour le punir de faits qualifiés crimes par le Code. Ce garçon, toujours peu scrupuleux, épousa une femme ayant le double de son âge, mais possédant une fortune considérable. Devenu riche, l'ex-pensionnaire de la centrale se mit à le prendre de très haut et à trancher de l'aristocrate. Malgré tout, quand il tend, d'un air protecteur, le large battoir qui lui sert de main, on voit que ces doigts longs et énormes ont été employés à une besogne rude. Mais beaucoup ignorent qu'ils ont fabriqué des chaussons de lisière. Ce qu'il y a de bizarre, c'est que Pick connaissait parfaitement le passé de cet individu. Il voulut faire un essai qui ne lui réussit pas.

M. Gustave Huriot, rédacteur en chef de la Revue de l'Empire, résidait à la Tour de Crouy et allait souvent chez la mère Sense. De la Revue, il passa au Courrier français et ensuite à la Liberté de l'Yonne, journal fondé par M. Lepère, député républicain de ce département. M. E. Bayard, peintre de talent, affectionnait aussi la Tour de Crouy. Cet artiste fut décoré par l'impératrice le 15 août 1870. Après le 4 septembre, il se montra un des plus acharnés contre le souverain tombé et fit un tableau représentant Napoléon III traversant en voiture le champ de bataille de Sedan tout jonché de cadavres et fumant une cigarette. M. Bayard, du reste, eut beaucoup d'émules, et au moment où la France était envahie et vaincue, un grand nombre de Français, ou se prétendant tels, n'hésitèrent point à solliciter une décoration qu'ils n'avaient point méritée ; mais on ne songeait guère à vérifier des titres à une distinction honorifique dans un pareil moment.

Après la guerre étrangère et la Commune, quand les maisons des environs de Paris furent reconstruites, l'auberge du Coup du Milieu resta à peu près seule ruinée. Ses murs abîmés, ses fenêtres brisées, son toit effondré, formaient, un navrant contraste avec la végétation vigoureuse du jardin. Les extrémités des branches pénétraient dans les chambres, les fleurs sauvages grimpant le long des murailles ornaient le rebord des croisées et semblaient regarder curieusement les débris qui jonchaient le parquet pourri et crevassé. Sur les murs de la salle principale se détachaient les œuvres fantaisistes des artistes, anciens clients de la mère Sense, qui avaient peint des scènes gaies. Tous ces personnages, avec leurs costumes aux couleurs voyantes, se riaient, se lutinaient, se prenaient la taille et les mains, dansaient.

Des inscriptions en allemand annonçant le séjour de nos vainqueurs cachaient en partie des numéros de bataillons français. Des amis de la Commune avaient écrit des insultes à l'adresse de nos soldats et des louanges pour leurs amis, qui venaient de brûler Paris et d'assassiner les otages. Si M. Joseph Prud'homme, en villégiature, avait passé devant ces ruines, il eût pu dire à son épouse, en rajustant ses lunettes et en lui montrant les peintures : « Ces artistes, ça n'a jamais connu l'économie. User tant de couleurs pour rien ! »

En effet, que pouvaient dire à son esprit obtus les noms de Marger, de Delvau, de Monselet, de Pierre Dupont ? Les joies, les espérances, les causeries, les amitiés, les désespoirs qu'avait abrités la modeste maison de la mère Sense étant pour lui choses absolument indifférentes.

Pour celui qui se souvient, le passé reparaît ; il ferme les yeux et aussitôt commence le défilé joyeux des amis et des années écoulées. Les hommes sont nu-tête et en bras de chemise ; les femmes ont accroché leurs chapeaux aux branches, les cheveux flottent sur les épaules, les rires éclatent ; les oiseaux, habitués à ce vacarme, égrènent leurs notes, le feuillage frissonne. Mais bientôt le rêve qu'on a fait éveillé s'évanouit ; il ne reste que la verdure, le ciel bleu, le soleil brillant et un monceau de débris. L'œuvre des hommes n'existe plus, celle de Dieu est toujours aussi merveilleuse.

Le Coup du Milieu s'est relevé de ses ruines, il est devenu un restaurant luxueux.


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