Cafes, hotels, restaurants de Paris
Cette rubrique vous livre les secrets de l'histoire des cafés, hôtels et restaurants de Paris : comment ils ont évolué, par qui ils ont été fréquentés. Pour mieux connaître le passé des cafés, hôtels et restaurants dont un grand nombre existe encore.
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LE CAFÉ DE BUCI
(D'après Les cafés artistiques et littéraires de Paris, paru en 1882)

Au temps où les étudiants et les artistes n'avaient pas encore déserté le quartier Latin pour la rive droite, tout près du café Procope, dans la rue de Buci, s'ouvrit un établissement qui eut également ses clients célèbres. Ils s'y réunissaient en sociétés plus ou moins nombreuses ; les partis politiques et les opinions scientifiques y avaient leurs représentants ; tous les soirs on se querellait sur la meilleure forme de gouvernement à donner à la France, la valeur de telle théorie écrite par un savant professeur, la qualité d'un tableau ou d'un livre. Inutile de dire que les impuissants formaient la majorité de ces réunions, et qu'ils ne se gênaient pas pour critiquer amèrement ceux de leurs camarades qui faisaient leur chemin dans les lettres ou dans les arts.

Heureusement, ils n'étaient pas seuls. Jusqu'à la veille de sa mort, M. V. de Mars, secrétaire de la rédaction de la Revue des Deux-Mondes, est allé au café de Buci où il prenait toujours de la bière. Ceux qui avaient envoyé des articles à la Revue venaient lui faire leur cour, et ils étaient nombreux. M. Gustave Planche, le savant critique, y écrivait la plupart de ses articles en déjeunant modestement d'une tasse de café à la crème. M. Malapert, avocat républicain, était un des vieux habitués de l'établissement. Après le coup d'État de 1851, menacé d'arrestation, il se cacha dans l'appartement du propriétaire du café. Sa peur était telle, que, lorsqu'on voulut le faire sortir de sa cachette, il fut longtemps à comprendre que ceux qui l'appelaient n'étaient pas des ennemis. Plus tard, sur sa demande, il obtint du gouvernement de Napoléon, l'assurance qu'il ne serait pas inquiété. Ses amis se montrèrent fort mécontents de cette soumission.

Théodore de Banville, l'auteur de Odes funambulesques, M. Dumas, le savant médecin devenu par la suite inspecteur des eaux de Vichy, M. Depaul, élu membre de l'Académie de médecine, et que les habitants du quartier envoyèrent siéger au Luxembourg, ou était alors le conseil municipal, ont fréquenté le café. Nous citerons encore M. Glachant, qui a épousé une fille de M. Duruy ; M. Harpignies, le peintre dont le talent est connu de tous ceux qui s'occupent d'art ; M. Hamon, peintre également, qui avait quitté la France pour l'Italie, et est mort loin de Paris à l'âge de cinquante-trois ans.

M. Baltard, architecte, membre de l'Académie des beaux-arts, que le plan des Halles centrales a rendu justement célèbre. Il portait toute sa barbe, à laquelle il tenait beaucoup ; cependant on a raconté qu'il la sacrifia pour une simple question d'amour-propre.

On a narré ce fait de la façon suivante : « En ce temps-là, M. Baltard portait toute sa barbe, une barbe magnifique, dont il était fier et qu'il soignait avec amour. La reine d'Angleterre vint à Paris et la ville lui donna des fêtes superbes comme on en donne sous les tyrans ! Dans le programme des jouissances, figurait un bal à l'Hôtel de Ville qui nécessita des travaux, des ornementations et des aménagements spéciaux dont M. Baltard fut chargé. Son travail fini, l'illustre architecte alla trouver M. le baron Haussmann :

– M. le préfet, lui dit-il, je vais vous demander une faveur.
– Laquelle ?
– Présentez-moi à la reine d'Angleterre lorsqu'elle viendra au bal demain soir.
– J'y consens..., mais vous savez, mon cher architecte, la barbe est mal vue des Anglais, qui n'admettent que les favoris...
– Par conséquent, je vous conseille de vous raser... Votre présentation est à ce prix.

M. Baltard s'engagea avec un soupir à jeter bas sa toison magnifique, et il le fit non sans s'y reprendre à deux fois et non sans gémir sur la rigueur du sacrifice.

Le soir du bal arrive. M. Baltard, le visage imberbe, prend place à côté du préfet. La reine arrive, les présentations ont lieu, et M. Haussmann, après avoir terminé, regarde avec étonnement un individu qui lui fait des gestes désespérés.

– Qu'avez-vous donc, monsieur, lui dit-il, et qui êtes-vous ?
– Qui je suis ?... mais vous me reconnaissez bien ; je suis Baltard, et vous m'avez promis de me présenter à la reine d'Angleterre.
– Ma foi, mon cher, s'écria le baron en riant, l'absence de votre barbe vous change tellement, que je ne vous ai pas reconnu...

Et voilà comment M. Baltard coupa pour rien sa barbe chérie, cette barbe à laquelle il tenait tant ! »

M. Jean Desbrosses, un peintre de paysage, élève de Chintreuil ; M. Coste, secrétaire du dîner du Bœuf nature, peintre et critique d'art ; M. Baujault, sculpteur, auteur du buste de Chintreuil élevé par la ville de Pont-le-Vaux à l'illustre artiste M. Bruneau, architecte, qui a fourni le plan du monument. Disons que ces admirateurs du peintre n'ont voulu aucune rétribution pour leur travail. M. Allard, un fin connaisseur de tableaux qui possède à peu près ce qu'il reste des œuvres Chintreuil ; M. Christian, architecte professeur à l'École des Beaux-Arts ; M. Paul Martinet, un amateur qui peint des vues des environs de Brunoy et envoie ses ouvriers coller du papier, nettoyer les plafonds, barbouiller les boiseries de couleurs plus ou moins criardes, selon le goût du propriétaire.

M. Martinet est le neveu du célèbre entrepreneur de peinture M. Leclaire dont l'existence s'est écoulée à rendre service à ses semblables. On a écrit sa vie sous ce titre : Biographie d'un homme de bien.

Jules Vallès commença à développer au café de Buci ses idées sur Homère et Molière. Delescluze, moins prolixe, lisait toujours, excepté quand il était avec M. Ranc, M. Melvil-Bloncourt, un créole, que les habitants de la Martinique, ses concitoyens, ont nommé député à l'Assemblée en 1871, n'avait pas alors une ambition bien grande. Il écrivait dans les petits journaux, et, lorsqu'on lui demandait ce qu'il faisait, il répondait invariablement :

Ze fais de la p'tit' littéatu.

Cette phrase plaisait énormément et on ne se gênait pas pour lui faire répéter souvent, Il est probable qu'une fois député, il abandonna la p'ti litéat'u pour se livrer à la grande politique. Mais, en dépouillant les dossiers de la Commune, on mit la main sur celui de M. Melvil, qui jugea à propos de gagner la frontière. Le conseil de guerre le condamna mort. Il mourut après sa rentrée à Paris.

M. Émile Laurent, bibliothécaire du Corps législatif, arrivait tous les soirs à heure fixe.

Il a pris comme littérateur le nom de Colombey, village des Vosges où il est né. Avec M. Laurent on voyait assez souvent. M. Romey, auteur d'une Histoire d'Espagne qui n'a jamais été terminée. M. Romey a été un des collaborateurs de M. Larousse, il a rédigé les articles sur l'Espagne et cité son livre comme un œuvre de grand mérite. C'est d'un bon père. M. Charles Furne, l'éditeur aussi connu par sa belle traduction de Don Quichotte que par la valeur des ouvrages qu'il publiait, fréquentait le café de Buci. Il y allait en compagnie de M. Bourdin, l'ami de Jules Janin, qui a édité le Mémorial de Saint-Hélène et un grand nombre de beaux livres illustrés, et de M. Lemercier, l'habile imprimeur lithographe.

M. Bermudez de Castro, un Espagnol qui est devenu Français, étonnait par sa mémoire prodigieuse. Il citait des pièces de vers de Lamartine ou d'Hugo, des fragments des ouvrages des écrivains célbères. Son frère, le duc de Ripalda, a été plusieurs fois ministre en Espagne, sous le règne d'Isabelle.

En arrivant au pouvoir, il envoyait M. Bermudez comme consul ou consul général dans une partie du monde quelconque, et, grâce à sa qualité de polyglotte, le fonctionnaire n'était jamais embarrassé. Seulement, l'ennui le prenait, il avait la nostalgie de Paris ; alors il donnait sa démission et revenait s'installer au quartier latin.

Un savant orientaliste, M. Jules Oppert, dont les travaux sur les langues similitiques sont universellement connus, a été longtemps un des habitués du café ( M. Oppert a été élu membre de l'Académie des Inscriptions en 1881). M. Champfleury, M. Wilfrid de Fonvielle, y ont fait souvent acte de présence, de même que M. Elie Sorin, l'auteur d'une histoire de la première République, une des rares œuvres impartiales sur cette époque sorties de la plume d'un républicain.

Le célèbre voyageur Guillaume Lejean a fréquenté le café de Buci jusqu'au jour où il fut atteint de la maladie qui devait l'emporter. Il avait une table sur laquelle il entassait ses papiers et ses notes. En écrivant ses articles, en corrigeant ses épreuves du Tour du Monde, il causait, écoutait et ne manifestait jamais d'impatience. C'était le véritable caractère du Breton, tenace dans ses projets, bon dans ses relations. Après avoir été prisonnier de Théodoros, et visité à différentes reprises la Turquie, la haute Asie, l'Egypte l'Afrique Septentrionale, il revint mourir dans sa Bretagne, qu'il aimait avec tant de passion.

Un érudit d'un autre genre, M. Joannis Guiguard, y causait du moyen âge. Il connaissait les châteaux, les blasons, l'histoire des grandes familles. Les masses sombres des anciens castels, leurs immenses salles voûtées ornées de peintures qui dénotent l'enfance de l'art ; les armures, les gravures, les vieux livres ornés de brillantes enluminures, plaisaient à son esprit. Il faisait, dans sa conversation ou avec sa plume, revivre ce monde disparu.

Il y avait M. Cayla, rédacteur du Siècle ; Fouque, jeune littérateur de grand talent, mort trop tôt ; Henry Mürger, qui adorait le quartier Latin ; Alfred Delvau.

M. Marius Topin, neveu de M. Mignet, fumait tranquillement son cigare en lisant les journaux. Ses livres ont une réputation méritée. Le Cardinal de Retz, le Masque de fer, la France et les Bourbons sous Louis XIV, sont des œuvres remarquables qui ont valu à leur auteur des récompenses de l'Académie (M. Topin a succédé à M. Robert Machel comme rédacteur en chef du journal la Presse, acheté par M. Hubert Debrousse, puis a été nommé inspecteur des bibliothèques scolaires.) M. Julia Pingard, chef du secrétariat à l'Institut, préférait au cigare une superbe pipe en écume de mer, qu'il culottait avec amour. Mais les immortels ne le voyaient pas.

M. le docteur Besançon, un des habitués du café, avait réuni tous les originaux des affiches innombrables qui, au lendemain de la révolution de 1848, couvrirent les murs ou les palissades entourant les chantiers ou les terrains vagues. Il classa et relia lui-même cette curieuse et intéressante collection. Après les incendies de la Commune, quand la bibliothèque de l'Hôtel de Ville eut, avec tant d'autres richesses artistiques, disparu dans les flammes, on la reconstitua à I'hôtel Carnavalet. M. Jules Cousin, nommé directeur d'une bibliothèque à peu près sans livres, fut bientôt à la tête d'un fonds sérieux.

La ville vota quelque argent pour des acquisitions, des donateurs généreux envoyèrent des livres, des plans, des gravures se rapportant à l'histoire de Paris. M. Bezançon offrit ses affiches. Quand M. Cousin se fut rendu compte par lui-même de l'importance du cadeau, il voulut aussitôt procéder à son enlèvement. Plusieurs tapissières furent chargées des précieuses affiches, et le savant directeur de la bibliothèque de la ville de Paris eut la satisfaction d'avoir dans ses cartons des documents d'une grande importance pour ceux qui s'occupent de l'histoire de nos trop nombreuses révolutions.

Presque tous les journaux, l'Officiel en tête, s'occupèrent de M. Bezançon, rendant justice à sa patience d'amateur et à sa générosité.

Un peintre, M. Tullon, qui a eu les débuts les plus difficiles. Il quitte son village à vingt ans pour se rendre à Paris. La route est longue du département du Puy-de-Dôme à Paris, le futur artiste fait ce chemin à pied, n'ayant pour chaussures que des sabots, vivant un peu au hasard.

A Paris, Tullon, qui voulait être artiste, se mit à travailler avec énergie. Il allait au Louvre faire des copies. M. M. Timbal et Gérome attirés par le costume campagnard du jeune Auvergnat, furent frappés de certaines qualités de sa peinture, ils le firent causer, et il leur raconta naïvement son odyssée.

Les deux éminents artistes parlèrent à M. Bardoux de son compatriote. Bientôt le conseil général du Puy-de-Dôme, l'administration des beaux-arts, à Paris, informés, aidèrent pécuniairement l'aspirant peintre qui, en 1879, exposait au salon un tableau et un dessin.

De 1873 à 1879 la chrysalide était devenue papillon. Les habitués du Procope firent du café de Buci leur lieu de réunion lors de la fermeture de ce vieil établissement. M. Ruolz, l'inventeur du procédé qui porte son nom ; M. Fort, un peintre qui a la spécialité de portraiturer les soldats à pied ou à cheval, ont leur table. Sa préférence pour les militaires a donné à M. Fort une apparence belliqueuse, il ne travaille que chaussé de bottes fortes. M. Tellier, graveur et dessinateur.

M. Valéry Vernier, écrivain délicat, va au café de Buci, et quelquefois aussi on y voit M. Alphonse Laite, un des joyeux rédacteurs du Tarn-Tarn et employé sérieux au ministère de l'intérieur.

M. Francis Tesson, poète et romancier, chargé par M. Paul Dalloz de la direction de la Revue de la Mode ; M. le capitaine Boissière, qui public des sonnets charmants dans différents recueils mondains. M. Loyer, un fin dénicheur d'antiquités.

M. Comby avocat et journaliste de talent ; M. de Sal, parent et ancien secrétaire de M. Lachaud, devenu conseiller général de son département ; M. Parent, amateur d'œuvres d'art, a dans sa collection beaucoup de tableaux de Feyen-Perrin ; un Russe M. de Kouroche, qui a formé une bibliothèque très curieuse composée de livres sur le blason.

M. Porte, l'auteur d'une chanson qui eut une grande vogue : Les feuilles mortes. A l'époque ou parut cette œuvre poétique, la société qui défend les intérêts des chansonniers et des compositeurs n'existait point encore, de sorte que M. Porte, ayant vendu pour la modique somme de cent cinquante francs la propriété de son œuvre, ce fut son éditeur qui mit dans sa caisse les billets de mille francs qu'il aurait dû empocher comme auteur.

M. Porte n'a point renoncé à la poésie, il exerce en même temps la profession de voyageur en librairie.

Un type singulier était un perruquier du quartier, politiqueur enragé et ami intime de Jules Miot. En 1848, après les affaires de juin, il se cacha dans un tas de charbon de terre, quoiqu'il ne se fût pas battu, mais il avait peur. Le charbonnier le trouvant dans sa marchandise voulut exiger une indemnité, prétendant qu'il avait détérioré sa houille. Sous l'Empire il rasait démocratiquement. Après le 4 septembre il eut des velléités de se mêler à ceux qui prétendaient sauver le pays, mais on ne le trouva pas d'assez bonne compagnie et il dut attendre des temps meilleurs. Pendant la Commune ce coiffeur se tint prudemment dans l'ombre, sa bravoure n'étant pas en rapport avec son ambition. A la politique ce marchand de tignasses joint la manie de faire des vers. Ayant été à la veille de marier sa fille, il envoya à ses clients la lettre de faire-part en tête de laquelle était le quatrain suivant :

Il n'est de célibat que dans la vie austère ;
Si le monde se fit par la loi du mystère,
Dieu permit de s'unir, et le premier langage
Fut celui de s'aimer pour bénir son ouvrage !

A la suite de ces vers venait l'humble prose, entourée de dessins emblématiques. Le gendre futur, ahuri sans doute de voir son beau-père se livrer à ces incartades, renonça au mariage, et tous ceux qui avaient reçu la première lettre en virent arriver une seconde annonçant la rupture. Nous la citons également :

Si l'hymen est la loi de la sécurité.
La noble sympathie en fut l'anxiété.
Un cœur ne battant pas ! ... celui de l'innocence,
Du bonheur conjugal s'éloignant l'espérance,
Il retourne en entier à la Paternité !

Ce merlan-poète a eu un moment l'idée de se porter à la députation. Il a renoncé à son projet, peut-être a-t-il eu tort. Il aurait très bien défendu la démagogie à côté de MM. Tolain, Marcou, Barodet et autres espiègles qui représentent si bien les démocrates avancés.

La Société des Alsaciens-Lorrains a tenu ses réunions dans une des salles du café de Buci. Des associations musicales y ont joué faux avec un ensemble surprenant.

Le Cercle des Ecoles y établit son siège. Fondé par des étudiants qui voulaient en faire une société de secours mutuels, la politique en était bannie. On demanda à M. Paul Bert son appui moral, mais le facétieux député répondit qu'avant tout il fallait exclure du cercle les étudiants catholiques. Cet acte d'intolérance grotesque ne fut du goût de personne et le cercle s'ouvrit quand même.

M. Bert, qui a commis à la chambre de si lourdes bévues à propos de citations latines, avait été sans doute plaisanté par quelque étudiant sur son ignorance de la langue de Cicéron, et il cherchait à se venger.

La physionomie du café a changé, au premier étage c'est toujours le même public, mais au rez-de-chaussée le service est fait par des femmes. Ces Hébés de rencontre versent la bière à leurs Jupiters d'occasion.

 


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