Cafes, hotels, restaurants de Paris
Cette rubrique vous livre les secrets de l'histoire des cafés, hôtels et restaurants de Paris : comment ils ont évolué, par qui ils ont été fréquentés. Pour mieux connaître le passé des cafés, hôtels et restaurants dont un grand nombre existe encore.
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LE CAFÉ DU CROISSANT
(D'après Les cafés artistiques et littéraires de Paris, paru en 1882)

Sous le règne de Louis XIII, le Paris d'alors ne s'étendait pas jusqu'aux boulevards intérieurs. Le quartier si brillant de la Chaussée-d'Antin formait une vaste plaine bornée par la cité et s'arrêtant aux pieds des hauteurs de Montmartre. Des maisons isolées, des champs en culture coupés par de nombreux sentiers, un ruisseau qui prenait sa source dans le quartier du Marais, et, coulant lentement à travers les terres, allait se perdre dans la Seine un peu plus bas que le pont actuel de la Concorde. Tel était le paysage.

La rue Montmartre était, à l'époque dont nous parlons, très animée. Au fur et à mesure que Paris prenait de l'extension, la rue s'allongeait et la porte Montmartre était reculée. Sous Philippe-Auguste, elle s'élevait en face du numéro 15 ; en 1380, Charles V la reporta à la hauteur de la rue d'Aboukir ; démoli en 1614, cet édifice fut reconstruit en face du numéro 143 ; en 1701 la cité s'agrandissant toujours, il disparut.

Une des parties les plus curieuses de la rue Montmartre est près du marché Saint-Joseph. L'emplacement occupé par ce marché était autrefois un cimetière dépendant de la paroisse Saint-Eustache. En 1640, le chancelier Séguier fit élever à ses frais une chapelle au milieu de ce champ de repos, où Molière et Lafontaine furent inhumés. A la Révolution, la chapelle fut démolie, et les tombeaux de ces deux illustres écrivains transportés au musée des Monuments français et ensuite au Père-Lachaise.

La rue Saint-Joseph ne prit le nom qu'elle porte actuellement qu'après la construction de la chapelle ; avant, elle s'appelait rue du Temps-Perdu. La rue du Croissant, qui borde au nord le marché, s'étend de la rue du Sentier à la rue Montmartre. C'est dans cette voie étroite que sont installés les dépôts de la plupart des journaux, petits et grands, imprimés à Paris.

Tous les jours, de trois heures à cinq heures, la circulation y est presque impossible. Les marchands de papiers imprimés se pressent, se bousculent, chargés des feuilles représentant toutes les nuances de l'arc-en-ciel de la politique. Puis il y a des échanges, on troque le Rappel contre le Pars, le Voltaire contre l'Univers. Les propositions des uns, les demandes des autres, fatiguent les oreilles ; les voix d'hommes, de femmes et d'enfants mêlent leurs intonations différentes, et cependant, au milieu de cette cacophonie, les intéressés se comprennent rapidement et les marchés sont exécutés immédiatement.

Quand il y a une différence, elle est soldée en sous ou en journaux.

Aux époques où des questions brûlantes attirent l'attention, l'animation de la rue du Croissant devient plus grande. Chacun se sauve avec son paquet de journaux, poussant les forts, bousculant les faibles, on ne s'occupe pas des cris, on n'entend point les jurons. Les yeux de tous ces marchands brillent, les figures sont animées, il faut arriver vite à son kiosque ou à son étalage pour servir le client affamé de nouvelles. En face de la rue du Croissant, rue Montmartre, est l'imprimerie Cusset. C'est dans cet établissement que sont les bureaux de rédaction de la Liberté de la France et du National. Dans les moments de presse, la porte cochère est littéralement encombrée par les marchands, qui attendent impatiemment qu'on les serve.

A l'intérieur les machines fonctionnent avec un bruit de tonnerre, le papier blanc se déroule, s'engouffre dans l'engrenage et ressort imprimé, découpé. Les feuilles sont mises par paquets et livrées aussitôt à la consommation. Mais revenons rue du Croissant.

Presque tous les rez-de-chaussée sont occupés par des marchands de journaux. Dans l'immeuble portant le n°12, sont installés la Patrie, le Paris-Journal, l'Ordre, le Peuple français, journaux bonapartistes. A côté s'élève l'ancien hôtel Colbert. La cour intérieure de cette aristocratique construction a été couverte d'un vitrage, et on y a placé des machines. Dans les vastes appartements, de grands organes politiques ont établi leurs rédactions.

Le Siècle, la République française, ont logé dans l'hôtel Colbert avant de se faire construire des immeubles à eux. D'autres journaux quotidiens n'y ont point leurs bureaux de rédaction, ils ont leurs compositions particulières, on apporte les formes et le tirage se fait sur les machines de l'imprimerie de l'hôtel Colbert. Ces feuilles, le Soleil, la Marseillaise, le Nouveau Journal, la Cote de la Bourse. Puis viennent les journaux hebdomadaires : la Vie Parisienne, le Soleil littéraire, les Bons Romans, le Progrès artistique, la Chronique des Arts, feuilles exclusivement consacrées à la littérature et à l'art ; le Renseignement, le Messager de la Bourse, l'Impartial financier, le Moniteur industriel et financier, ne traitant que des questions financières ; le Panthéon de l'industrie, dont le titre indique la spécialité. L'Electricité, revue scientifique, illustrée, parait trois fois par mois ; la Reforme, revue fondée par M. Menier, est bi-mensuelle.

Si le grand ministre de Louis XIV revenait, il ne serait pas peu surpris de la transformation de son hôtel. Au lieu des commis aux finances, les rédacteurs des journaux, les compositeurs, les mécaniciens, les machines ont remplacé dans la cour les lourds carrosses et les chaises à porteurs. Colbert avait fait bâtir un autre hôtel au coin des rues Vivienne et Neuve-des-Petits-Champs. C'est sur l'emplacement de cette demeure qu'a été percé le passage ou galerie Colbert. Un de ses successeurs aux finances, le contrôleur général Desmarest, possédait un hôtel sur l'emplacement du passage des Panoramas. L'entrée monumentale qui se trouve en face de la petite rue des Panoramas était la porte de cette résidence. Non loin de là, rue Montmartre, s'élevait l'hôtel d'Uzès ; l'architecte Ledoux avait donné le plan de l'arc triomphal qui en formait l'entrée. Cet édifice a été démoli au commencement du second Empire ; sur l'emplacement de l'hôtel et des jardins on a ouvert la rue d' Uzès.

Le Soleil a installé ses bureaux rue du Croissant. Son chroniqueur quotidien, Jean de Nivelles, porte des lunettes bleues et explique ce fait parce qu'il ne peut rester tous les jours exposé aux rayons du Soleil. Son véritable nom est Charles Canivet ; il a la passion des à-peu-près très développée. Au coin de la rue Montmartre est le café du Croissant, où se montrent les rédacteurs politiques, littéraires, scientifiques des journaux de tous formats qui ont leurs locaux dans le voisinage.

Au numéro 5 est l'éditeur de musique populaire Tralin, qui publia le Pied qui r'mue, ineptie qui eut un grand succès.

Un autre éditeur eut à peu près, au même moment, son Pied qui r'mue : procès entre les deux concurrents, se prétendant chacun seul propriétaire de la chanson en vogue. Au cours du procès, on découvrit que les éditeurs avaient acheté, à deux individus différents, un vieux chant normand légèrement modifié. Ces anciens airs se trouvent à la Bibliothèque nationale, accompagnés des paroles ; quelques habiles savent les déterrer, copient poésie et musique, changent un peu la première, conservent la seconde intacte, font imprimer le tout, qui parait avec le nom du copiste comme auteur.

Au numéro 3, est un marchand de journaux, M. Strauss ; au 7, les librairies Claverie et Decaux ; les bureaux des Beaux-Arts illustrés, du Globe illustré, du Journal des Voyages, du Monde cornique, des Feuilletons illustrés.

Ces publications appartiennent à M. Decaux. MM. Lacaze et Périnet ont leurs magasins de journaux aux numéros 8 et 10 ; au 15 est M. Heymann et ses publications à images. C'est chez M. Heymann que le Journal des Abrutis a son siège. Enfin, au numéro 20, est l'ancienne maison Madre, dont la spécialité est la vente des journaux et des ouvrages illustrés et au M. Rothier qui a publié des chansons satiriques contre M. Gambetta. On lui refusa l'estampille.

On peut juger par ce résumé rapide du caractère spécial de la rue du Croissant. Ecrivains politiques ou littéraires ; rédacteurs scientifiques ; employés, marchands de papiers imprimés ; commis libraires, se pressent, se coudoient dans cette voie étroite, curieuse à étudier à cause du genre spécial d'industrie qui y a établi son centre d'opération.

On comprend que le public du café du Croissant soit très varié : à une table on soutient la Commune, à la table voisine on défend le bonapartisme, à côté c'est la république modérée. Il est évident que ces discussions ne convainquent personne. Les plus sérieux sont encore les reporters des différents journaux quotidiens, qui arrangent leurs notes et courent ensuite les soumettre aux secrétaires des rédactions de la France, de la Liberté, de l'Estafette, de Paris-Journal, de la Patrie, de l'Ordre, etc.

Avant d'arriver aux boulevards, n'oublions pas le café Mengin, passage des Panoramas, dont le patron s'est fait une grande réputation comme joueur de billard. Tous les jours la foule des amateurs de carambolage se presse dans cet établissement et admire l'habileté de M. Mengin.

 


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